ALLÉGORIE DE LA PANNE SÈCHE…

TINTIN AU PAYS DE L’OR NOIR, par Hergé

Par TORNADO

VF: Casterman, Editionsmoulinsart

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Tous les scans de cet article Copyright Hergé-Moulinsart 2023

La traversée du désert…
© Hergé/Moulinsart – 2023

Cet article portera sur le quinzième album des aventures de Tintin : TINTIN AU PAYS DE L’OR NOIR. C’est le dixième article d’une suite regroupant l’intégralité de la série, après :

  1. Tintin Au Pays des Soviets
  2. Tintin au Congo & Tintin en Amérique
  3. Les Cigares du Pharaon & Le Lotus Bleu
  4. L’Oreille Cassée & L’Île Noire
  5. Le Sceptre d’Ottokar
  6. Le Crabe Aux Pinces D’Or
  7. L’Etoile Mystérieuse
  8. Le Secret de la Licorne & Le Trésor de Rackham le Rouge
  9. Les 7 Boules de Cristal & Le Temple du Soleil
L’histoire aux quatre versions !
© Hergé/Moulinsart – 2023

1 – Du côté des éditeurs

À la fin du TEMPLE DU SOLEIL, nous avions laissé Tintin et ses amis chez les incas. Il faut à présent rembobiner et faire un saut dans le passé, en 1939…

Car c’est le 12 octobre 1939 que débute la publication de ce qui devait au départ être la neuvième aventure de Tintin, et qui constituera finalement, après bien des péripéties, le quinzième album de la série.

Au départ baptisé L’OR NOIR, cette nouvelle aventure est donc publiée dans une première version, en noir et blanc (puis en trichromie), au cœur du Petit Vingtième, le supplément jeunesse du journal belge le Vingtième Siècle, exactement comme pour les histoires précédentes du petit reporter à houppette.

George Remi, dit Hergé, est mobilisé dès le déclenchement de la 2nde guerre mondiale mais il réussit néanmoins à assurer la réalisation de ses planches pour le journal (deux par semaine). Le 10 mai 1940, les troupes allemandes envahissent la Belgique et la publication de L’OR NOIR est interrompue car l’occupant ferme définitivement le Vingtième Siècle.

Hergé s’expatrie un moment en France avec son épouse. Obligé de gagner sa vie, il revient quelques semaines plus tard et accepte l’offre que lui fait le journal Le Soir, qui continue d’être publié sous le joug de l’envahisseur teuton. De là vient la réputation totalement délirante d’un Hergé collabo et fasciste. Mais nous avons déjà réglé cette polémique dans les précédents articles : dans la réalité, le dessinateur se tient bien éloigné de toute collaboration, fait le dos rond et se contente de raconter les aventures de ses héros, déconnectées de toute propagande.

Rien que pour vos yeux : la 1ère version.
© Hergé/Moulinsart – 2023

Mais Hergé ne peut pas poursuivre L’OR NOIR, car le scénario est trop engagé : En 1938, en Israël, un attentat avait été perpétré à l’encontre de l’occupant britannique. Après un tryptique dénonçant les maux de notre monde (LE LOTUS BLEU dénonçait l’invasion japonaise en Chine, L’OREILLE CASSÉE dénonçait les événements du Gran Chaco entre la Bolivie et le Paraguay, LE SCEPTRE D’OTTOKAR dénonçait l’anschluss exercé par l’Allemagne sur l’Autriche), et une autre aventure (L’ÎLE NOIRE) où le principal antagoniste, le Docteur Müller, était un allemand, Hergé s’apprêtait donc, une nouvelle fois sous le vernis des aventures de son héros, à brocarder notre espèce dite « civilisée » en investiguant l’actualité (il s’agissait cette fois de mettre en lumière l’enjeu international autour des puits de pétrole). Et l’on éclate de rire, en frappant très fort à répétition sur son fauteuil avec le poing, jusqu’aux larmes, lorsque l’on entend encore aujourd’hui des nigauds totalement ignorants, critiquer notre auteur en le traitant de collabo raciste et fasciste…

Étroitement surveillé dans son nouveau journal, que l’on surnomme le « Soir Volé » dès l’instant où les allemands s’en emparent, Hergé ne peut plus poursuivre une aventure trop chargée politiquement, dans laquelle il met en scène une armée anglaise ennemie de son employeur fasciste, et où il a fait revenir le Dr Müller dans le rôle du principal vilain (dont la consonance allemande est tout de même limpide quant à la mystérieuse puissance étrangère qui cherche à monopoliser les puits de pétrole en cas de conflit)…

La première version de L’OR NOIR est donc interrompue à la 56ème planche (équivalent à la page 26 de l’édition en album (les planches 57 et 58, prêtes à être publiées, dans lesquelles le Dr Müller abandonne Tintin en plein désert, ne le seront pas)).

C’est au lendemain de la guerre, en 1946, que nait le Journal Tintin, un nouvel hebdomadaire enfin dédié au héros à houppette. Hergé profite de cette opportunité pour achever LES SEPT BOULES DE CRISTAL (qu’il rebaptise LE TEMPLE DU SOLEIL), dont la publication s’était interrompue avec la fermeture du Soir.

En 1948, libre de raconter ce qu’il veut, il reprend alors L’OR NOIR (neuf ans et six albums plus tard). Mais il redémarre à zéro, car il n’a pas accès aux planches originales, conservées en France mais à l’époque considérées comme perdues.

Dans cette seconde version, qui démarre le 16 septembre dans le Journal Tintin, Hergé décalque les premières planches en récupérant des exemplaires du Petit Vingtième, mais très vite, il doit modifier la version initiale car elle est trop en décalage avec tout ce qui a changé depuis l’apparition du capitaine Haddock, du professeur Tournesol et du château de Moulinsart. C’est la raison pour laquelle ces éléments et personnages ne participent pas complètement à l’histoire, bien qu’ils y soient tout de même subtilement intégrés. Cette seconde mouture est donc remaniée et intégralement publiée, en couleur, dans les pages du journal, jusqu’au 23 février 1950.

2ème version en couleur.
© Hergé/Moulinsart – 2023

À la fin de la même année parait la version album intitulée AU PAYS DE L’OR NOIR, comme dans le journal Tintin. Mais il s’agit d’une troisième version car, à cette occasion, Hergé a encore modifié plusieurs éléments, essentiellement au niveau de l’intrigue : Tintin débarque désormais à Haïfa, en Palestine sous mandat britannique. Arrêté par les anglais, il est enlevé par des militants juifs sionistes qui l’ont confondu avec l’un de leurs agents, puis par les arabes du Cheik Bab El Ehr ! Il retrouve ensuite le Dr Müller qui travaille à la tête d’une compagnie qui vise le contrôle des puits de pétrole de toute la région. Ce dernier kidnappe le prince Abdallah, le fils de l’émir Ben Kalish Ezab, afin de l’obliger à chasser ses concurrents anglais qui contrôlent le territoire…

Version finale ? Pas du tout ! En 1970 parait une quatrième version (record encore inégalé de nos jour), celle que nous connaissons tous aujourd’hui.

À l’occasion de la traduction des aventures de Tintin au Royaume-Uni, l’éditeur anglais exige que deux albums mettant en scène des éléments de son pays soient refaits. Après avoir réactualisé L’ÎLE NOIRE (dans une troisième version) dont certains détails paraissaient trop datés, Hergé doit donc en partie réécrire le quinzième album de Tintin, rebaptisé depuis TINTIN AU PAYS DE L’OR NOIR.

Dans cette ultime version, toute trace du contexte anglo-palestinien est effacé, lequel est remplacé par un simple conflit arabe. Ce que perd l’album en témoignage politico-historique, il le gagne désormais en universalité, tant son histoire est alors totalement dégagée du cadre de la réalité (tous les pays visités et leurs habitants sont désormais fictifs).

Version finale, totalement maitrisée et universelle.
© Hergé/Moulinsart – 2023

Aujourd’hui, les lecteurs les plus curieux peuvent avoir accès aux différentes versions dans certaines collections dédiées aux publications initiales des albums TINTIN (il existe un fac-similé de la version de 1950 ; quant aux premières versions publiées dans les journaux, elles sont mises en lumière dans l’impressionnante collection HERGÉ, CHRONOLOGIE D’UNE ŒUVRE (tomes 4 et 5), de Philippe Godin, et intégralement publiées dans LES ARCHIVES TINTIN (tomes 10 et 44) des éditions Atlas). C’est très intéressant, puisque ces versions antérieures sont particulièrement liées à l’actualité historique (notamment le contexte politique extrêmement pesant de l’année 1939), encore davantage que les autres albums. Et puis cela permet aussi de remarquer que ces anciennes versions n’avaient strictement rien d’antisémite, au cas où certains esprits chagrins tenteraient encore d‘incriminer notre auteur sous des accusations mensongères…

La 3ème version : Ce qui a disparu.
© Hergé/Moulinsart – 2023

2 – Du côté de l’auteur

Si les événements de la seconde guerre mondiale ont empêché Hergé de critiquer les maux de notre monde comme il l’avait fait auparavant, il a réussi à transcender son œuvre dans une fuite en avant purement divertissante (en passant par une relecture de L’ÎLE AU TRÉSOR avec le dyptique de LA LICORNE !) et il s’est tellement consacré à son seul travail, que ses progrès, au lendemain du conflit, sont sans commune mesure. Mais il s’apprête à traverser la pire période de sa vie…

Comme on l’a vu dans les articles précédents, l’auteur de Tintin a dû essuyer les accusations de collaborations avec l’occupant et tout cela l’a profondément affecté (car il n’en était rien et, si d’aventure il vous arrivait de lire sa biographie, vous constateriez au jour-le-jour qu’il était particulièrement hostile à l’envahisseur, autant qu’à ses accusateurs ! En bref, un homme libre, tout simplement, ce qui n’est jamais bien vu…).

Le 4 aout 1945, Hergé apprend qu’il cesse de faire partie des cadres de réserve de l’armée jusqu’à ce que l’instruction concernant les rédacteurs du journal le Soir soit terminée. On le sait, certains de ses confrères, dont des amis proches, seront enfermés et condamnés à mort…

Pourtant, sans que personne n’en soit au courant officiellement (et certainement pas le premier intéressé), le cas George Remi est rapidement évacué dans les coulisses de la justice. Le premier substitut chargé de l’affaire rédige un courrier confidentiel qui dit ceci : « <em>… L’expertise n’a fourni aucun élément concernant [Hergé…]. Aucune activité telle que caricature de propagande, appartenance à un mouvement pro-allemand, ou même manifestation de sentiments favorables à l’Ordre Nouveau, n’est venue au jour »</em>. Et plus loin, ce même fonctionnaire empile les éléments à décharge, dont le fait qu’Hergé a refusé toutes les offres embarrassantes, ainsi que le peu de place qui lui était réservée dans le journal le Soir.

D’après le substitut du procureur, la thèse selon laquelle « toute personne ayant aidé à faire vendre le journal est coupable » ne tient pas debout dans la cas d’Hergé, et d’écrire comme s’il était l’accusé : « <em>En occupant de la place dans les colonnes du journal, en y dessinant pour les enfants […], j’ai diminué l’espace réservé à la propagande en faveur de l’ennemi, et j’ai accompli une action patriotique</em> », avant de conclure par une décision sans suite.

Bien que, nous venons de le voir, les suspicions de collaborations sont lavées dès le départ par la justice, Hergé va devoir faire face à une déferlante de haine et de menaces durables et violentes de la part de certains de ses concitoyens. Il perd également sa mère à la même époque. Bouleversé et écœuré, il songe alors à quitter le pays, commence par des escapades de plus en plus fréquentes en Suisse et réfléchit à un aller définitif vers l’Argentine…

Hergé visionnaire, pressentait le conflit israélo-palestinien, même avant la guerre !
© Hergé/Moulinsart – 2023

Après LE TEMPLE DU SOLEIL, comme un écho à la scène de l’éclipse, Hergé envisage d’envoyer Tintin… sur la lune ! Mais le projet est tellement ambitieux qu’il se ravise et suit les conseils de son entourage qui, le voyant gagné par la déprime, l’oriente vers quelque chose de bien plus confortable : La reprise de L’OR NOIR. Mais avant de se lancer dans une nouvelle aventure de papier, Hergé va s’enfoncer dans une très profonde dépression.

Tandis qu’il se réconcilie avec Edgar P. Jacobs (lequel publie à présent sa propre bande-dessinée (BLAKE & MORTIMER) dans les pages du Journal Tintin et lui sert toujours de modèle pour dessiner le capitaine Haddock !), après une brouille à propos des droits d’auteur du TEMPLE DU SOLEIL (voir article précédent), Hergé noie sa déprime en trompant abondamment son épouse à chaque escapade suisse. Complètement déboussolé, il refuse de travailler devant l’accablante tâche qui l’attend. Car en plus d’un nouveau TINTIN, il doit assurer la rédaction du Journal et s’est engagé à refaire d’anciens albums dans de nouvelles versions couleurs ainsi que divers dessins à droite et à gauche. Enfin, il doit faire face à plusieurs conflits professionnels, dont le procès qui l’oppose à son agent Bernard Thièry qui, depuis des années, l’escroque, lui vole de l’argent et dissimule certaines de ses œuvres à son profit !

C’est une véritable tragédie personnelle pour notre auteur qui voit son monde, jadis si stable, se fissurer de tous les côtés. Il ne contrôle plus rien. C’est la dépression nerveuse, sévère, inévitable.

Hergé menotté par sa création : serait-ce une métaphore ?
© Hergé/Moulinsart – 2023

Mais il y a encore autre chose : Hergé est victime de son succès et de son génie. La réussite de son œuvre est telle qu’il pressent qu’il n’a plus droit à l’erreur et que chaque album devra être encore meilleur, fatalement exceptionnel, à chaque fois plus maitrisé, plus réussi, plus riche et plus surprenant que le précédent. Car il a perçu la mesure vertigineuse de son talent et la qualité croissante de sa production. Cette pression qu’il s’inflige, cette exigence inébranlable, le terrorise. La seule idée de concevoir un nouvel album, une nouvelle aventure, le terrifie dans la perspective du travail de titan qu’elle nécessite, surtout dans une telle période de doute, de souffrance et de tourments. Dans ce contexte, Tintin devient un véritable fléau pour son auteur, qui se sent prisonnier de sa création, comme un pantin manipulé par des ficelles invisibles et condamné à un labeur de Sisyphe.

Accusations, conflits, trahisons, deuil, adultère, instabilité, surcharge de travail, amis condamnés par la justice, mal-être, doutes profonds, velléités d’exil, surmenage, peur de l’échec, ambiance conjugale délétère… la vie de George Remi est à ce moment-là assimilable à une véritable traversée du désert…

La dépression va durer. Hergé va se remettre au travail, commencer la réalisation de L’OR NOIR et la stopper pour repartir s’exiler en Suisse. Une fois, puis deux, puis trois. Au moment où l’adaptation confortable du matériel existant doit laisser la place aux planches inédites, l’auteur raconte ceci : Après avoir croisé et recroisé leur propres traces, les Dupondt retrouvent enfin celles de Tintin. Traces qu’une nouvelle tempête vient effacer. La métaphore de l’introspection est limpide…

La traversée du désert en boucle : Ou quand Hergé met sa vie en scène…
© Hergé/Moulinsart – 2023

Pendant un moment, le doute le frappe si fort qu’il songe à tout abandonner, à commencer par Tintin. Il ne supporte plus la pression que lui impose sa création de papier et rêve de reconversion, notamment en s’imaginant peintre, façon art moderne. Cette pression se mue en haine : TINTIN est devenu un cauchemar, une persécution.

À plusieurs reprises, Hergé tentera la peinture et livrera des réalisations honorables. Mais sans plus. Il finira par l’accepter : Son destin est de raconter et dessiner les aventures de Tintin. Il est né pour ça, et uniquement pour cela. Et son génie ne peut s’épanouir qu’à travers l’expression de la bande-dessinée, en faisant évoluer chaque nouvelle aventure du jeune reporter à houppette…

3 – Du coté de votre serviteur

Lorsque j’étais enfant, l’album TINTIN AU PAYS DE L’OR NOIR était loin d’être mon préféré. J’avais du mal à retenir cette intrigue que je trouvais alambiquée, trop sérieuse et réaliste, tellement moins romanesque que les deux aventures précédentes… et qui manquait franchement de Capitaine Haddock et de Professeur Tournesol (à la rigueur, ça valait le coup pour les pitreries de ces polichinelles de Dupondt) !

C’est donc avec une certaine curiosité mêlée d’appréhension que j’ai relu ce quinzième opus à l’occasion de la rédaction de l’article.

Bien entendu, le travail d’investigation change la donne. En ayant bien en tête la genèse de l’album et notamment tout ce qui a mené à sa quatrième et ultime version, ma lecture s’est muée en une véritable redécouverte. La connaissance des coulisses m’a permis d’en savourer les moindres détails et d’en saisir la valeur purement artistique. Car la puissance créative d’Hergé est ici à son maximum, où convergent son talent, son labeur et sa volonté inflexible de livrer le meilleur travail possible, sa manière de mêler le récit de pur divertissement avec une toile de fond à la fois personnelle (qui cristallise son propre vécu) et universelle (qui dénonce une nouvelle fois les maux de notre monde, même dans la version plus consensuelle de 1970), ainsi que son expressivité unique, son humour si particulier et son savoir-faire exceptionnel en matière de narration séquentielle. Hergé ne se contente pas de raconter une histoire. Il livre une fable, un conte philosophique emballé dans un écrin bourré de personnalité, tout en élégance et en finesse. Et le résultat, léger comme une bulle de savon, est inversement proportionnel au parcours tortueux et tumultueux qui a mené à sa création finale.

Retour en arrière ?
© Hergé/Moulinsart – 2023

Le début de l’album ne peut que décevoir l’enfant qui le découvre après avoir dévoré les dyptiques de LA LICORNE et du SOLEIL : Le fait qu’Hergé ait repris et décalqué certaines des planches de 1939 opère une sensation de retour en arrière, avec une narration et un style identiques à ceux de la période qui allait du LOTUS BLEU à L’ÎLE NOIRE, auquel L’OR NOIR devait succéder à l’origine (il fut finalement remplacé par LE CRABE AUX PINCES D’OR). Après ce chef d’œuvre ultime qu’est LE TEMPLE DU SOLEIL, les premières planches de L’OR NOIR font office de préhistoire. Qui plus-est, le fait d’avoir gardé le contexte d’une menace de guerre (manifestement mondiale) parait totalement anachronique dans un récit à portée universelle dans le cadre des aventures de Tintin. Et bien entendu, la manière d’expédier un capitaine Haddock devenu indissociable du succès de la série, achève ce sentiment de déception.

Il faut attendre la reprise de 1948 (la première version avait été stoppée à la page 28 de la version album) et cette formidable scène de traversée du désert, modèle de fluidité et de narration séquentielle débordant de moments épiques et d’humour, pour retrouver le Hergé/conteur des grands jours.

Dans un final foisonnant d’idées en tous sens, Hergé retombe sur ses pattes en justifiant cette anachronique menace de guerre mondiale par la révélation des mystérieuses pilules, dont l’objectif était de bloquer les moyens de transport létaux en cas de conflit, faisant ainsi de Tintin, le sauveur, au sens littéral, de notre monde en effervescence (!).

Non ! pas les pilules !
© Hergé/Moulinsart – 2023

Car il faut savoir lire cet album entre les lignes. Un professeur de littérature (Pierre Masson) nous propose une interprétation assez géniale de l’épisode de la traversée du désert dans lequel les Dupondt sont à la recherche de Tintin, qu’ils rencontrent alors qu’il est lui-même perdu au milieu d’un maelstrom de tempêtes de sable et de mirages, avant qu’ils finissent tous par retrouver leur chemin de manière totalement fortuite en s’endormant au volant ! Son analyse, qu’il nomme « la pédagogie de l’égarement », découpe la séquence en trois actes comme autant de métaphores : Premièrement, une errance dans un monde labyrinthique sans espoir ni valeur. En second, un redressement illusoire où l’on a l’impression de trouver un équilibre rassurant dans ce monde insensé. Et enfin, en trois, un égarement salutaire, qui opère un changement d’état d’esprit car, c’est en acceptant d’être perdu, qu’on finit par se trouver !

Cette analyse brillante offre la clé de compréhension de l’œuvre : Hergé a purement et simplement réalisé un exutoire psychanalytique en créant cette séquence. Il s’est libéré de ses tourments et nous donne les codes de son cheminement conscient et inconscient.

À l’arrivée, TINTIN AU PAYS DE L’OR NOIR est un puissant geste de création artistique pure, une œuvre à la fois intimement personnelle et totalement universelle, née de l’esprit complexe d’un auteur qui ne lâche en rien sa volonté de divertir. Quasiment un paradoxe, dans le sens ou cette brume tumultueuse qu’a été la vie d’Hergé à ce moment-là a accouché d’une bande-dessinée aussi dépouillée, quand bien même il ne s’agit pas de son récit le plus simple, pur reflet de la vie de son auteur au même moment !

Ainsi, s’il n’est sans doute pas le meilleur album de la série, ni le plus divertissant, TINTIN AU PAYS DE L’OR NOIR est une pierre incontournable de l’édifice conçu par Hergé. Sans doute la pierre angulaire de son œuvre, qui permet à celui qui le souhaite de mesurer l’acte artistique total de son auteur dès lors qu’il se plonge dans la genèse de l’album.

Pour le volet du pur divertissement, on peut néanmoins compter sur le duo comique formé par Dupond et Dupont, lesquels, et c’est une exception dans la série, apparaissent en personnages principaux sur la première planche de l’album, au « son » d’une publicité pour une marque de carburant reprenant la mélodie d’une chanson de Charles Trenet qui annonce la suite des événements !

BOUM ! Un tube de Charles Trenet sorti en 1938, cité par Hergé dans la foulée : un auteur en plein dans l’actualité, ou la prescience des événements à venir ?

Lorsque l’album se termine, ce sont encore les Dupondt qui tirent la couverture à eux à coup de cheveux et de barbes vertes qui ne cessent de pousser (gag repris dans le dyptique de LA LUNE), après avoir ingurgité les fameuses pilules. Un final surréaliste qui met bien en exergue leur abyssale incompétence.

C’est aussi l’album qui marque le retour d’Oliveira Da Figueira (rencontré dans LES CIGARES DU PHARAON), le truculent marchand portugais qui se fend, pour aider notre jeune reporter, d’une monumentale esbroufe.

Enfin, comment ne pas les nommer : C’est ici que le lecteur fait la connaissance de ce duo d’anthologie formé par le cheik Ben Kalish Ezab et son fils Abdallah. Un souverain en forme de papa-gâteau permissif à l’extrême avec son abominable garnement, qui terrorise son entourage de ses farces incessantes ! La réussite est telle qu’Hergé intégrera ce nouveau duo à la « famille » de Tintin en le faisant revenir, d’abord dans COKE EN STOCK, puis dans son dernier album hélas inachevé : TINTIN ET L’ALPH-ART (Abdallah est également cité dans OBJECTIF LUNE et TINTIN AU TIBET). Il double d’ailleurs le plaisir avec une association conflictuelle qui fait plus que des étincelles : celle d’Abdallah et du Capitaine Haddock, pour l’un des meilleurs ressorts comiques de toute la série !

Les aventures de TINTIN vont se poursuivre avec d’autres albums mythiques puis, dix ans plus tard, Hergé retombera dans la dépression. Il aura cette fois besoin d’un véritable psychanalyste (le professeur Ricklin, élève de Jung). Mais… ceci est une autre histoire !

En attendant, espérons que les lecteurs saisiront la profondeur de cette œuvre qu’ils jugent peut-être plus superficielle qu’elle ne l’est en vérité. Car, sans conteste, Hergé fait partie des grands créateurs du XXème siècle et l’on peut le comparer sans la moindre hésitation à un Pablo Picasso ou un Miles Davis, des génies avec lesquels il partage cette même créativité obsessionnelle, ce désir et cette exigence de se renouveler sans cesse, tout au long de sa vie, à travers son art. Un art que ces artistes ont respectivement révolutionné (sinon inventé dans le cas d’Hergé et du 9ème art) et porté à son ultime excellence.

© Hergé/Moulinsart – 2023

BO : Jonathan Wilson – DESERT TRIP

18 comments

  • JM Gruget  

    Passionnant, merci pour la découverte de l’histoire de cet album. Même pour quelqu’un de franchement pas passionné par Tintin, c’est dire.
    Il y a un parallèle je trouve entre les démêlés de Hergé après guerre et ceux des cinéastes français qui avaient travaillés pour la Continentale sous contrôle allemand durant la guerre. Je pense à Clouzot en particuliers.

    • JB  

      Je ne comprendrai jamais vraiment pourquoi on a reproché à Clouzot « Le corbeau », un film qui critique les dénonciations anonymes. Mais bon, à la Libération, il fallait que la France entière soit peuplée de « Pères tranquilles »…

  • JB  

    Encore une chronique passionnante et terrible d’un ouvrage qui, comme toi, ne m’avait pas marqué à la première lecture.
    Quand l’écriture devient un chemin de croix… Intéressant que les 2 albums de la dépression se déroulent dans des espaces inhabités et hostiles à la survie (j’imagine que le second est Tintin au Tibet ?)

  • Jyrille  

    Un article absolument passionnant de bout en bout Tornado ! Il faut dire que je ne sais rien de tout ça, j’apprends énormément, je n’aime toujours pas Tintin mais j’adore le voir par ton prisme. Historiquement c’est très important. Je n’ai absolument aucun souvenir de cet album et à l’occasion de ma réorganisation de l’espace depuis l’an passé, j’ai rassemblé les Tintin qui nous restaient (et étaient un peu dispersés chez moi). Il m’en reste 13 quand même : les fac similés des SOVIETS et LES CIGARES DU PHARAON, la première édition de L’ALPH-ART avec ses deux cahiers séparés et CONGO, L’OREILLE CASSEE, L’ETOILE MYSTERIEUSE, LES 7 BOULES DE CRISTAL, LES PICAROS, OTTOKAR, TIBET, TEMPLE DU SOLEIL, LES BIJOUX DE LA CASTAFIORE et VOL 714.

    Je ne suis donc pas prêt de relire celui-ci mais encore une fois bravo et merci pour tout ça. J’adore la remarque de JB sur les environnements hostiles.

    Je repasserai pour les BO.

  • zen arcade  

    Tintin est à peu près la seule bande-dessinée que je lisais quand j’étais enfant. La série occupe donc une place très spéciale dans mon parcours personnel.
    Le plaisir enfantin s’est aujourd’hui transformé en admiration devant le travail exceptionnel de Hergé.
    Néanmoins, je ne me suis jamais intéressé ni à la personnalité de l’auteur, ni à sa vie, ni aux circonstance de la création des albums.
    Je comprends bien les imbrications entre sa trajectoire personnelle et l’édification de son oeuvre mais ça m’intéresse au final assez peu. Les albums me suffisent.
    Mais merci pour cet article fouillé et très instructif.

  • Jyrille  

    Très bon titre au fait !

    Sinon les BO : Charles Trenet, je déteste. Enfin j’ai bien La mer comme tout le monde mais là je peux pas. Le genre de trucs qu’écoutait mon père.

    Johnathan Wilson : inconnu au bataillon. Sympa, je vois le genre de trip un peu à la Sufjan Stevens ou Andrew Bird, ou Patrick Watson ou Jack Johnson. J’aime beaucoup les deux premiers et pas trop les deux derniers, même si ça passe. Comme là, ça passe.

  • Tornado  

    Merci pour les retours sympas.

    @JB : Oui, tu as tout à fait raison : 10 ans après, c’est la dépression sévère pour le Tibet. Mais avant il y aussi la lune, avec une rechute ! Paysage hostile à la survie également !

    @Cyrille : Je n’écoute pas non plus Trenet, même si je vois son génie (il était plus rock’n roll que le rock’n roll à l’époque où il a percé). Mais là, c’était très intéressant à placer. J’écoute et j’adore quand même une de ses chansons : QUE RESTE-T-IL DE NOS AMOURS.
    youtube.com/watch?v=6VwKZam00rM

  • Présence  

    Mazette quel article !!!

    Une lecture passionnante de bout en bout avec ses trois parties, une vraie aventure pour le lecteur que je suis.

    Lorsque j’étais enfant, l’album TINTIN AU PAYS DE L’OR NOIR était loin d’être mon préféré. J’avais du mal à retenir cette intrigue que je trouvais alambiquée, trop sérieuse et réaliste – Pareil en ce qui me concerne, avec effectivement l’anachronisme de la guerre sur le point de survenir. Ne m’étant jamais renseigné sur la genèse de l’œuvre, je ne pouvais imaginer une gestation aussi complexe avec quatre versions successives.

    Mais il y a encore […] un labeur de Sisyphe. – Un paragraphe aussi émouvant que parlant.

    La métaphore de la traversée du désert et son analyse psychanalytique m’ont totalement convaincu.

    Merci beaucoup pour un article qui a transformé cet album à meus yeux, en a fait littéralement un nouvel album.

    • Tornado  

      J’ai bien de la chance d’avoir des lecteurs qui lisent ce type d’article en entier. En l’écrivant, je m’en voulais qu’il soit aussi long. Et je n’arrivais pas à faire plus court. Il fait presque 4000 mots, alors que je m’étais depuis un moment imposé la limite des 3000. J’ai réussi à ne pas la franchir (cette limite), avec l’article suivant, déjà écrit, qui fait donc 1000 mots de moins alors qu’il porte sur deux albums (mais une seule histoire, il est vrai). Un grand merci.

      • zen arcade  

        N’oublions pas trop vite que 4000 mots sur Tintin, c’est plus facile à lire que 3000 mots sur Pink Floyd. 🙂 🙂

  • Fletcher Arrowsmith  

    Bonsoir Tornado.

    J’ai trouvé cela passionnant. Je me suis rendu compte que je n’ai jamais relu cet album avec la connaissance géopolitique au Moyen-Orient que j’ai acquise depuis. enfant, je me rappelle très bien avoir déjà comprit le rôle de l’or noir mais pas le contexte.

    Pas au courant non plus des modifications suite à la publication au Royaume Uni. Quel dommage d’avoir plié. Du coup tes comparaisons avec d’autres artistes majeurs comme Picasso ou Miles Davis prend du sens. Eux aussi ont proposé plusieurs version de leur œuvre.

    En te lisant, j’ai eu l’impression que l’écriture de cet article en particulier, avait été plus compliquée que d’habitude, comme si que tu épousais l’état d’esprit de l’artiste.

    LA BO : très sympa. Le type d’artiste et de single qu’il m’arrive d’écouter ou d’avoir à la maison.

    • Tornado  

      « En te lisant, j’ai eu l’impression que l’écriture de cet article en particulier, avait été plus compliquée que d’habitude, comme si que tu épousais l’état d’esprit de l’artiste » :

      Oh punaise ! Je ne m’étais pas du tout fait la réflexion mais tu as tellement raison ! En l’écrivant, j’étais complètement immergé dans la vie d’Hergé et de ses tourments.
      Ce qui est surprenant, c’est que pour moi, avant la rédaction de l’article, cet album était un peu un outsider. Un album pas forcément génial qui ne méritait pas un article à lui-seul (je m’étais posé la question de le coupler avec COKE EN STOCK). Au final, c’est celui qui a donné lieu à l’article le plus long et le plus fourni !

  • Bruce lit  

    Passionnant.
    Plus que la review d’un album, c’est une démonstration éblouissante que s’il convient de distinguer l’homme de l’artiste, il est impossible de dissocier une oeuvre de son créateur. Ses questions me passionnent et tu m’as donné à manger Tornado.
    J’ai même été ému par moment ; je me disais que tu avais atteint le niveau de Jean-Luc Remy et que j’aurais adoré vous voir converser entre « spécialistes ». Pardon…puristes ! 😉
    C’est aussi pour moi la raison pour laquelle je me suis ravisé avant de faire des articles Tintin : c’est un vrai travail éditorial que j’ai ni le courage ni la volonté d’opérer. Je te passe le flambeau bien volontiers.
    J’aime bien L’or Noir : il y a plein de personnages que j’aime bien notamment Abdallah qui est pour moi le modèle du film LE JOUET. Les gags qu’il engendre se retrouvent aujourd’hui à mon sens dans les films catastrophes de Lacheau que j’adore également.
    J’ai découvert Or Noir et Les Picaros sur le tard : j’avais suffisamment entendu qu’il s’agissait de mauvais albums et finalement j’ai eu autant de plaisir que de découvrir les mal-aimés MUSCLE OF LOVE ou SPECIAL FORCES.
    Ton écriture a franchi un cap’ Tornado. Tu dois t’en rendre compte !
    Bravi !

    • Tornado  

      Pour créer le personnage d’Abdallah, Hergé s’inspire à la fois du portrait d’un prince irakien réel (Fayçal II) et d’un roman de l’écrivain O. Henry : « Martin Burney : boueux, boxeur et marchand d’oiseaux », dans lequel un enfant est enlevé et devient un vrai cauchemar pour ses ravisseurs. Il s’agit donc déjà d’un archétype.

  • Patrick 6  

    Well done ! Aussi passionnant qu’instructif !
    A vrai dire concernant cet album j’ai gardé exactement le même souvenir que toi : « trop alambiquée, moins romanesque… »
    Bref je me souviens d’avoir fait un gros effort pour finir cette histoire (les aventures en pays exotiques ce n’est vraiment pas pour moi), et je n’ai tout simplement jamais eu le courage d’y retourner !
    Ton article me donne envie de redonner une chance à cet album !
    Coté BO, totalement inconnu au bataillon. C’est mignon même si ça ne révolutionne rien.

    • Tornado  

      Pour être tout à fait honnête, toute la première partie de l’album, q’Hergé décalque sur le matériel d’avant-guerre, n’est pas au niveau de ce qu’il faisait à l’époque, y compris dans la 4ème version. L’album ne décolle vraiment qu’au moment du matériel inédit créé après-guerre, alors que les personnages èrent dans le désert. Là, on retrouve le génie d’Hergé, celui qui explose à partir du CRABE AUX PINCES D’OR (à partir des contraintes de l’occupation et de l’arrivée du Capitaine Haddock). Je me suis demandé si je devais enlever une étoile pour ça dans la notation. Et puis non. Ce qui est important et passionnant dans l’oeuvre d’Hergé, c’est son évolution. À ce titre, cet album est une oeuvre majeure. Un véritable objet d’étude.

  • JP Nguyen  

    Super travail de mise en perspective et d’éclairage sur les coulisses de cet album.
    J’ignorais qu’il y avait des versions de l’histoire avec des pays réels.

    Petit chipotage : je trouve que tu insistes trop pour « disculper » Hergé. A ce stade, tes arguments sont connus et ceux qui pouvaient les entendre l’ont fait. Tu auras toujours des trolls ou des gens cherchant le buzz, de mauvaise foi et qui ne voudront pas adhérer à ta démonstration. Mais c’est juste mon ressenti.

    • Tornado  

      Ah tiens, j’avais zappé ton post, JP.
      Il est probable que j’insiste peut-être trop pour « disculper » Hergé. Nul doute qu’il y aura toujours des trolls ou des gens cherchant le buzz, de mauvaise foi et qui ne voudront pas adhérer à ma démonstration. Mais je le fais parce que je sens au plus profond de moi qu’il faut le faire. J’ai bien conscience que c’est sans doute un peut redondant pour les copains qui ont lu tous mes articles les uns après les autres, mais il y a le devoir de mémoire et il s’applique également pour le cas d’Hergé qui s’en prend plein la gueule en ces temps de tribunal populaire virtuel hypocrite.
      Alors j’assume. C’est peut être fatiguant à lire, mais je le fais parce que je sens que c’est important.

      J’ai déjà écrit l’article suivant depuis un petit moment. Il me semble que ça ne ressasse pas trop la disculpation…

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