Mélodie diabolique en sous-sol (BLUE IN GREEN)

Blue in green par Ram V et Anand RK

Un article de FLETCHER ARROWSMITH

VO : IMAGE COMICS

VF : HI COMICS

1ère publication le 18/04/23- MAJ le 01/09/23

© Image comics / Hi Comics

BLUE IN GREEN est un Graphic Novel composé par RAM V, à l’aide de son quartet comprenant aux dessins Anand RK, à la couleur de John Pearson et enfin Tom Muller pour le lettrage. En coulisse Maxime Le Dain a œuvré à la traduction. On retrouve HI COMICS sur l’excellente production française et IMAGE COMICS en live pour les States.

Quand Erik Dieter apprend la mort soudaine de sa mère, c’est tout son univers qui va être bouleversé pour ce professeur de musique. En délicatesse avec sa famille depuis des années, musicien doué mais miné par ses échecs, Erik Dieter va s’embarquer dans une quête personnelle à la recherche de ses origines et de lui-même quitte à y perdre son âme. A la limite de la folie, il va écumer les boites de jazz sur des notes endiablées et fiévreuses, dans une atmosphère aux limites du surnaturel.

Amateur de jazz, assez convaincu par le seul comics que j’ai lu de RAM V (TOUTES LES MORTS DE LAILA STARR), dessins s’inspirant de Bill Sienkiewicz et Kent Williams, je me suis plongé comme une évidence dans BLUE IN GREEN.

Jazz attitude
© Image comics

En effet dès le titre on comprend dans quel univers on va évoluer. BLUE IN GREEN est un morceau de jazz original de Bill Evans que l’on peut entendre pour la première fois sur l’album référence de Miles Davis, KIND OF BLUE (1959). Et Ram V a beau situé son récit dans la période actuelle, on baigne sans arrêt dans une ambiance so jazzy, celle des bars enfumés des années 60, où les jazzmen (piano, trompette ou saxophone) étaient des dieux.

D’ailleurs Tom Muller, graphiste et lettreur sur BLUE IN GREEN, reprend les codes du légendaire label BLUE NOTES, notamment sur les crédits, la typographie ou le titre. On remarquera également des affiches de concert typique de l’époque bénie du jazz ou encore des pochettes d’album d’artistes mythiques. Enfin pour achever les plus sceptiques, la couverture et le dos sont imprimés avec un léger relief marquant les sillons des fameuses galettes noires.

Graphiquement on évolue dans les décors de boite de jazz mais également dans les ambiances urbaines rappelant les bas fond ou quartiers des années 1960. Anand RK esquisse les postures désormais célèbres des joueurs de trompette ou saxophone dans des compositions de pages aux réminiscences circulaires évoluant sur des fonds parsemés de partitions, notes et clés.

Iconographie du label BLUE NOTE
© Blue Note

La prose et les textes de RAM V épousent le phrasé des mesures jazz, en adoptant un rythme laissant la place à l’improvisation. Ainsi on part sur une base assez classique dans un style plutôt drame familial avec décès, retrouvaille en famille plutôt tendue, puis la vie du personnage principal prend une tournure inattendue lors d’une nuit moite, à l’atmosphère fiévreuse et alcoolisée. A partir d’une photo, Erik va remonter son arbre généalogique, à la recherche du père. Avec un souffle endiablé, il enjambe alors les croches et semble prendre une revanche sur sa vie d’alors, avec la possibilité de devenir enfin ce grand musicien qu’il pense être. A l’image d’Erik qui ne cesse de s’enfoncer dans des ténèbres musicaux, RAM V entraine alors son lecteur dans des chemins inattendus, glauques et sans lumière, de ceux menant aux cercles de l’enfer où à l’arrivée on vend son âme au diable.

L’intelligence de RAM V, lui permettant de ne pas s’adresser à un public avisé uniquement, c’est de convoquer un imaginaire populaire chassant sur des références ou de légende plus ou moins connus, tout en écartant les plus élitistes. Aucune difficulté à se projeter sur un trompettiste de légende comme Miles Davis, le personnage principal étant de plus également afro-américain, avec toutes les connotations sur la différence que cela comporte. RAM V se permet même de disgresser à l’occasion de flashback sur l’aspect historique et l’importance du jazz pour la communauté afro-américaine. L’aspect satanique convoque la légende Hank Williams ou Robert Johnson, la descente aux enfers et la recherche du père rappellera à certains ANGEL HEART d’Alan Parker. Mais on note une hésitation entre le côté fantastique qui commence par une quête mystique à partir d’une photo et d’un fantôme et le basculement vers l’horreur avec une sorte de monstre lovecraftien, qui détonne quand même un peu dans BLUE IN GREEN.

As-tu déjà joué du jazz au clair de lune ?
© Image comics

BLUE IN GREEN brasse plusieurs thèmes, traités de manière assez classique que l’on prend souvent comme ils viennent : deuil, amour, ambition, parenté. Si on pousse plus loin, RAM V développe autour de la figure de l’artiste maudit des réflexions intéressantes. Immédiatement, il nous fait comprendre qu’Erik n’est pas heureux. Il s’est rêvé musicien, il se retrouve professeur de musique. Son incapacité à innover, à l’instars d’un Miles Davis en fait un adulte frustré, limite dépressif. La porte tel le rideau rouge de TWIN PEAKS qui s’entrouvre va lui permettre de prendre une revanche sur la vie. Sans réelle introspection, comme un reset, Erik se voit en homme nouveau, qui va gravir les échelons de la toute-puissance recherchée : amant, musicien, créateur, fils ? Dans cette fuite en avant sans frein, RAM V nous fait nous interroger : Et vous jusqu’où pourriez-vous aller pour tout changer, même l’impossible ? Le pacte faustien par référence.

Pour une telle histoire il fallait également savoir retranscrire ces notes endiablées en image. RAM V a confié les dessins à Anand RK avec qui il avait déjà travaillé sur GRAFITY’S WALL (inédit en VF) aidé de John Pearson pour la colorisation. On est clairement dans l’école Bill Sienkiewicz et Kent Williams dans les compositions de pages, les représentations nerveuses des silhouettes et visages. On pense également à Dave Mc Kean sur quelques collages. Plus proche et d’actualité, on peut également faire le rapprochement avec Martin Simmonds illustrant Truth. Les références sont là, assumées.

Jouer jusqu’à en devenir fou
© Image comics

Les pleines pages ne ralentissent jamais le récit, avec des compositions déstructurées qui battent la mesure. Quelques soucis parfois pour comprendre ce que l’on observe, certains personnages ayant tendance à se ressembler, ou du moins n’être pas assez différenciable au premier coup d’œil, les couleurs accentuant la confusion. Les planches sont parfois sombres à l’image des clubs enfumés aux salles étroites et bas de plafonds.  Malgré quelques traits (trop ?) chaotiques moins maitrisés que ceux des maitres, mais cela fait un moment que je n’avais pas une telle osmose entre un script et des dessins. Comme dans le jazz, on remarque beaucoup de contraste, que cela soit sur la colorisation ou les cassures graphiques, symbole d’une musique qui alterne entre pause, solo et folle intensité. Ram V voulait que l’on arrive à ressentir les émotions que l’on peut avoir à l’écoute de morceaux de Jazz. Ce n’est jamais simple de transcrire un sens par un autre, ici l’ouïe par la vue. L’approche de Anand RK est convaincante, surtout quand le coloriste et le lettreur s’y emploient également comme dans un véritable band.

Néanmoins, comme dans TOUTES LES MORTS DE LAILA STARR il manque quelques croches pour que BLUE IN GREEN passe dans le cercle fermé des récits essentiels. A trop vouloir perdre sciemment son lecteur, RAM V laisse certains de ces personnages sur le bord du chemin, son héros en premier. La sœur de Erik disparait lentement. L’histoire d’amour semble après coup inutile sauf à la voir comme un désir enfin assouvi. Dans la quatrième et dernière partie l’hésitation entre polar, horreur et fantastique en fait une histoire déséquilibrée qui finalement frustre, surtout avec une fin très brutale. Pourtant le récit prend son temps tous le long des 4 chapitres composant cet Original Graphic Novel (publié ainsi aux U.S.A.). RAM V assume complètement ces orientations expliquant par ailleurs qu’il a essayé d’écrire comme les jazzmen improvisent.

On ressort quand même assez rincé d’un récit dense, assez triste et finalement mélancolique comme tant de titres éternels de jazz. Un comics assurément différent, plutôt inattendu dans le panorama actuel, à qui il aura comme un comble, finalement manqué d’un peu plus d’audace et de maitrise pour être parfait.

Jouer jusqu’à en mourir
© Image comics

La BO

17 comments

  • Présence  

    Bonjour Fletcher,

    Entièrement d’accord avec ton analyse, et l’amour du jazz des auteurs qui transparaît dans leur œuvre.

    Le mélange des genres ne m’avait pas choqué car cette métaphore et les souvenirs éclairent les choix de vie de Dieter, et ce qu’ils apportent à sa compréhension du passé, de l’éducation qui lui a donné sa mère. L’élément surnaturel fait sens, comme la matérialisation d’un élément essentiel dans le jazz. La compréhension progressive d’Erik Dieter est celle d’un adulte qui prend la mesure de l’importance des choix de ses parents dans la construction de sa vie d’adulte, avec un regard pénétrant et intelligent de l’auteur qui s’est visiblement questionné sur ce qu’il tient de ses parents.

    • zen arcade  

      Bel article et beau commentaire.
      Bien aimé aussi cet album, lu en VO il y a quelques mois.

      La BO : classique des classiques. Forcément sublime.

      • Fletcher Arrowsmith  

        Bonjour Présence, bonjour Jean.

        Merci pour vos retours sur l’album que vous avez lu et sur mon article.

        Un album qu’il faut lire posé, y revenir pour le re découvrir et en tirer son essence.

        Apre comme lecture

  • JB  

    Malheureusement hermétique au jazz, je crains de ne pas concevoir la maestria de l’ouvrage. Mais ta review est un superbe écrin pour cette impro !
    Sinon, graphiquement, les planches choisies m’évoquent beaucoup le KID ETERNITY de Momo et Fegredo : https://www.brucetringale.com/une-ame-en-errance-kid-eternity/

    • Fletcher Arrowsmith  

      Salut JB.

      je ne saurais te dire pour les références à KID ETERNITY, car j’ai lu cela il y a longtemps et revendu dans la foulée tellement je n’ai pas aimé.

      Merci pour les compliments

      • Fletcher Arrowsmith  

        Je suis sur que tu as un avis sur ANGEL HEART d’Alan Parker. N’hésite pas à jeter un oeil sur ce BLUE IN GREEN, il risque de te rappeler la rencontre Rourke – De Niro.

  • Bruce lit  

    Hermétique au Jazz (la BO de Miles Davis himself ne me touche pas, si ce n’est ce superbe son de trompette), je ne me suis pas laissé tenté. Et ma PAL devenant affolante, je passe sans regrets.
    Mais merci pour ce topo qui me confirme la polyvalence de Ram V en terme d’écriture. Il est doué et j’ai pu le lui dire de vive voix ce WE.
    Que fait Cobain dans le dernier scan ?

    • Fletcher Arrowsmith  

      Salut Bruce.

      Après Bruce Springsteen, place au jazz. Fait attention, Ben Harper n’est pas loin 🙂

      J’aime bien le mot polyvalence. Il semble bien caractériser le travail de de RAM V, que je connais peu finalement, ne lisant plus ou très rarement du big two.

      Pour Kurt Cobain, : je n’ai pas trop développé dans mon article, au passage du remarquera qu’il est plus concis que d’habitude, mais BLUE IN GREEN n’est pas 100% axé sur l’histoire d’Erik. RAM V profite de cette histoire pour digresser sur d’autres sujets, comme le jazz mais aussi l’emprise de la musique ou l’art sur les artistes. L’exemple de Curt Cobain est bien choisi. Il y a donc plusieurs niveau de lecture dans BLUE IN GREEN, ce qui ne saute pas forcément aux yeux lors de la première lecture.

  • Jyrille  

    Très bel article Fletcher, j’aime beaucoup la forme utilisée et tu avances bien tous tes points. Je me demandais ce que ça pouvait valoir, me voici donc assez informé pour passer mon tour même si ça a l’air bien sympa (moi aussi j’ai pensé au KID ETERNITY).

    Tu peux maintenant essayer de lire TOTAL JAZZ de Blutch si ce n’est déjà fait (mais il n’y a pas d’histoire, juste une planche par semaine dans JAZZ MAGAZINE).

    La BO : classique et évident. Je préfère le Miles électrique, et d’ailleurs, ayant récemment lu la page wikipedia sur OK Computer, il apparaît que Bitches Brew (un de mes favoris) ait été une influence de Thom Yorke pour ce disque. Bitches Brew a longtemps été mon préféré mais finalement IN A SILENT WAY passe désormais avant.

    • Fletcher Arrowsmith  

      Hey.

      Pour Miles, il y a bien évidemment MILES ET JULIETTE de Rubio et Sagar (j’étais persuadé que Bruce l’avait critiqué ici)

      Sur le Jazz : MONK ! de Youssef Daoudi. Bon souvenir également de BOURBON STREET de Charlot Philippe et Alexis Chabert. J’ajoute GOULD de Sandrine Revel, un de mes préférés même si on s’éloigne un peu du jazz.

      Plus drôle : GEORGES FROG de Phicil et Drac, dédicacé la veille de la naissance de mon fils.

      Il y a également pas mal de truc dans les mangas. en ce moment c’est le gros kiff pour BLUE GIANT (et ses suites).

      Pour moi Miles Davis c’est surtout et avant tout la BO d’ASCENSEUR POUR L’ECHAFAUD. Je fais également tourner très souvent BITCHES BREW et en effet IN A SILENT WAY (dont des extraits se retrouvent sur FINDING FORESTER, l’un de mes films et BO préférés) pour sa période Jazz Fusion, tellement différente de disque comme KIND OF BLUE ou SKETCHES OF SPAIN. Passionnant artiste. Je crois que je n’en ferais jamais le tour (comme Chet Baker, qui tourne également très souvent).

    • zen arcade  

      J’aime beaucoup le Miles électrique de Bitches Brew par exemple mais ma période préférée, c’est le deuxième quintette de 1964-1968 avec Herbie Hancock, Wayne Shorter, Ron Carter et Tony Williams.
      Ca, c’est à peu près pour moi le graal de la musique du 20ème siècle.

      • Fletcher Arrowsmith  

        Pas loin de penser pareil mais je crois que c’est quand même l’éclectisme de Miles que j’adore en fait, passer d’une période à une autre, faire des allers retours et découvrir des morceaux que l’on avait pourtant entendu des dizaines de fois. Je crois qu’il soit être le seul artiste qui me procure cette émotion.

        • Jyrille  

          J’ai dû écouter environ 25 albums de Miles, ce qui ne fait pas beaucoup, mais je sais que je ne suis pas un spécialiste de cette période avec Sorcerer. Je me tourne souvent vers SOMEDAY MY PRINCE WILL COME et j’ai surtout exploré toute sa période électrique des années 70 (dont GET UP WITH IT et les lives Agharta et Pangaea). Les années 80, je n’ai pas vraiment apprécié à part son live avec Marcus Miller, We Want Miles. J’adore ASCENSEUR POUR L’ECHAFAUD alors que je n’ai jamais vu le film.

          Mais quoi qu’il en soit, on en a presque pour une vie à l’écouter tellement il explorait et poussait ses limites. Sketches of Spain, que j’aime beaucoup, n’a rien à voir avec son album précédent Kind of Blue ni le suivant Someday My Prince Will Come et ce dernier ne ressemble pas du tout à Kind of Blue ni à ESP qui viendra après.

          • zen arcade  

            Someday my prince will come, en 161, c’est dans une période de transition où Miles cherche à retrouver la flamme de son premier quintette avec Coltrane de la deuxième moitié des 50’s sans réellement trouver l’alchimie.
            C’est un album qu’on peut très bien beaucoup aimer mais qui est mineur dans sa discographie. Ensuite, il traverse une période de doute.
            Miles cherche une nouvelle formule mais ne la trouve pas vraiment.
            Sur la moitié de Seven steps to heaven en 1963, il a recruté Herbie Hancock, Ron Carter et le prodige de 17 ans Tony Williams à la batterie. Il y est presque. Il lui manque juste le saxophoniste qui s’insérera parfaitement dans le groupe.
            Il a essayé avec Hank Mobley, avec George Coleman, avec d’autres et même avec le saxophoniste assez avant-gardiste Sam Rivers (que j’adore et qu’on n’entend avec Miles que sur le live Miles in Tokyo) mais rien à faire, la sauce ne prend pas.
            Et c’est là qu’il va aller débaucher Wayne Shorter, qui a complètement modernisé le son des Jazz Messengers d’Art Blakey et bingo, ça y est, il l’a sa formule. Et c’est parti pour quelques années de folie, avant que Miles y mette un terme pour entrer dans sa phase électrique.

  • Doop  

    super article. j’attends d’être dans de bonnes dispositions pour pouvoir lire le bouquin. J’aime bien Ram V.

  • JP Nguyen  

    Il y a plus de dix ans, je me suis intéressé au jazz mais j’ai davantage exploré du côté de Coltrane, Getz et Rollins. Miles Davis, le déclic ne s’est pas produit ni avec Kind of Blue ni Bitches Brew, alors je suis passé à autre chose…
    Pour la BD : merci pour le topo.
    Avec un nombre de mètres carrés réduits pour cause de travaux pendant de nombreux mois, je vais devoir être ultra-sélectif dans mes achats de livres. Je tenterai peut-être en médiathèque mais le style de dessin ne s’y prête peut-être pas, j’ai l’impression qu’il vaut mieux l’avoir en papier pour apprécier l’ensemble…

    • Fletcher Arrowsmith  

      Salut JP.

      Merci d’être passé par là pour un se taper un bœuf.

      Je pense également que ce comics s’apprécie plus sur papier.

      Ce n’est pas non plus un récit uniquement centré sur le jazz et la vie (ni l’amour et les vaches). La descente aux enfers de Dieter est assez remarquable si on accepte de se prendre au jeu.

      Cela ferait en effet un bel album de médiathèque.

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