Interview Frank Miller
Propos recueillis par BRUCE TRINGALE
Remerciements à Jean Baptiste Barbier et Nicolas Forsans
Interview initialement parue dans GEEK MAGAZINE#50. Le numéro est toujours disponible à la vente ICI

© Mathias Benguigui
Chez Geek, on a beau avoir eu son lot d’idoles côtoyées, on n’en mène pas large lorsque ce jeudi 24 octobre en franchissant le hall d’un grand hôtel parisien, on entre dans le légendaire : Frank Miller, ce génie américain d’après sa biographe Silenn Thomas, se tient là, prêt à nous donner sa seule interview française lors de son passage éclair pour présenter ses sérigraphies inédites en collaboration avec Mel Publisher, sa planche de skate-board Sin City éditée par les éditions Barbier et limitée à 100 exemplaires, puis pour assister au cinéma Max Linder, à l’avant-première de Frank Miller : American Genius devant un parterre de fans extatiques.
La silhouette est voutée, la main fragile mais le regard et l’esprit de l’homme au chapeau sont aussi affutés que le Bruce Wayne vieillissant de Dark Knight Returns. Affable et alerte (il réagit immédiatement en reconnaissant notre teeshirt Dragon Ball), Miller pèse ses mots pour donner des réponses aussi méticuleuses que généreuses.
Le génie de Batman : Year One, 300, Sin City, Ronin, Elektra Assassin ou du légendaire Daredevil : Born Again, l’homme du « Never Give Up », est prêt à se livrer pieds et poings déliés, avec cette touche d’humour caractéristique de ses œuvres, même les plus noires.

Badass!
© Joel Saget
Ce soir sera diffusé en avant-première au Max Linder, le documentaire Frank, Miller : American Genius. Est-ce l’aboutissement de votre incroyable carrière ?
Je suis surtout heureux que mon travail ait été si bien compris par Silenn (sa réalisatrice-Nda), parfois même bien plus que je ne l’aurais pensé.
Avez-vous l’impression d’avoir été incompris par moment ?
(Longue réflexion) Oui, bien évidemment ! Ecrire, c’est expulser des histoires de soi et se mettre à nu. Ce faisant, j’ai pu offenser des gens, être qualifié de fasciste, de machiste dans mes premières histoires (long silence) mais ce que vous devez comprendre c’est que c’est mon métier, tout ce que je sais faire, c’est écrire des histoires. Je ne fais pas de politique.
On vous sait avoir été très influencé par les mangas au moment de Ronin. Et la BD francobelge ?
Oh oui ! J’en parle dans le film: j’imitais éhontément Kozure Ōkami dont j’avais découvert le Lone Wolf&Cub (Miller en illustrera les couvertures pour l’édition américaine – Nda). Dans Ronin, je cite beaucoup Pratt et Bilal.

Miller et le Manga
En parlant de vos influences, que devez-vous à Kirby et Ditko ?
C’est toute mon enfance ! Ces deux-là m’ont appris comment faire fonctionner mes histoires, à mener mon storytelling, à faire passer mes personnages à travers les murs (rires). Ditko m’a enseigné les ruminations, les monologues intérieurs et Kirby, l’univers, les galaxies, les vaisseaux spatiaux et les dieux !
Lancement d’un skate-board à l’effigie de Marv, une exposition parisienne, votre partenariat avec Abrams Comicsart pour Ronin II et le Sin City de Manara, votre actualité est impressionnante. A 67 ans considérez-vous encore avoir quelque chose à prouver ?
Oh oui !C’est une période merveilleuse pour explorer ma carrière et mettre à profit ce que j’en ai appris. J’ai toujours envie d’être audacieux. Je ne suis pas une rock star comme Mick Jagger mais je me sens encore beaucoup d’affinités avec Bob Dylan qui, à plus de 80 ans, continue de raconter des histoires. C’est ce que je vous disais tout à l’heure : c’est mon boulot.
A chaque fois que je pense à un livre de Frank Miller, ma définition la plus rapide est une osmose inégalable entre le fond et la forme, un style virtuose aussi bien dans l’écriture que dans la mise en scène. Quelle serait la vôtre ?
Ma définition du style est la suivante : la combinaison de nos erreurs et de nos tentatives (rires de vieux forban). Ce sont les erreurs qui vont définir votre signature, ce toucher si particulier que demande un dessin. Ces erreurs, il faut apprendre à les aimer et vivre avec, comme dans une vie de couple.
La tentative, c’est le but à atteindre, le homerun vers le score parfait que vous manquerez toujours de peu. C’est en tentant l’impossible que l’on peut faire du bon travail.
Il a été dit que votre littérature était marquée par la peur. Est-ce encore le cas ?
(Sans hésitation) La peur, c’est très bien ! Mais tout change, je change ! Dernièrement je me sens d’avantage comme un explorateur, un découvreur de contrées inconnues, que comme un oiseau de mauvais augure.
Vous êtes également un grand romantique, non ?
(Catégorique) Oui ! Notre définition contemporaine de la romance serait l’amour et le sexe.
Mais, la plus grande romance pour moi, c’est Robin des Bois : des sentiments, un héros qui combat à l’épée et qui vit de grandes aventures. Voilà ce que j’ai toujours essayé de faire dans mes comics. Tout mon run sur Daredevil ne parle que de la romance entre Elektra et lui. J’ai construit ça comme un opéra.

Batman et sa petite clé à molette
© DC Comics
On évoque toujours la noirceur et la violence de vos récits en oubliant de mentionner votre sens de l’humour…
Oui, oui, oui ! Relisez le premier Sin City et vous verrez que Marv est un mec vraiment marrant. Je veux dire, le fait qu’il parle de « dames » au lieu de « femmes », c’est tordant ! Plus personne ne parle de dames aujourd’hui en Amérique. Vous savez, Dark Knight Returns, c’était un bouquin jouissif pour moi à écrire, je me marrais à voix haute en permanence !
Vraiment ?!
Oui ! Ce n’est pas une histoire sinistre ou sérieuse mais un récit fantaisiste qui se déroule dans un monde inquiétant. Ça parle du triomphe de la volonté, du refus de vieillir et de mourir. Et puis, le personnage qui brille tout au long de cette histoire, c’est Carrie Kelley. C’est elle, cette jeune fille solaire et souriante, la lumière de Batman, celle qui lui redonne sa jeunesse, sa vigueur, son inspiration (rires).
On a dit que DKR a donné naissance aux comics grim’n’gritty, peut-être, oui… Mais moi j’ai toujours vu ça comme une histoire romantique.
Quand on parle avec les plus grands artistes de comics actuels, Ram V, Daniel Warren Johnson ou même Garth Ennis, tous considèrent que Daredevil : Born Again est le meilleur comic book jamais écrit. Quel regard portez-vous sur cette œuvre unique ?
Je suis arrivé sur cette série qui durait depuis plus vingt ans, Matt Murdock avait alors une trentaine d’années et accompli bien plus de choses que vous ne le feriez dans toute une vie. Il était sorti avec une infinité de petites copines et enduré autant de souffrances qu’un boxeur sur le ring.
Lorsque j’ai écrit Born Again, j’allais très mal dans ma vie, j’avais besoin de faire le ménage. Je me suis senti comme Hercule dans les étables d’Augias qui devait en évacuer toute la crasse en une seule journée. Je voulais débarrasser Daredevil de tout ce fatras qui l’encombrait, de ces super-vilains minables qu’il affrontait.

La plus grande histoire de super-héros jamais écrite !
© Marvel Comics
L’homme aux échasses ?
Ah ah, oui, exactement ! Je voulais lui faire affronter le pire en lui enlevant tout ce qui le confortait dans sa position de super-héros pour retrouver l’homme, Matt Murdock le véritable héros de Born Again. J’avais décidé de faire de lui un catholique, de lui injecter mon éducation religieuse avec une mère qui serait devenue une bonne sœur.
C’était aussi l’occasion pour moi de ramener ce personnage, Karen Page, dont tout le monde se foutait, d’oublier ce stéréotype de la gentille petite secrétaire dans lequel elle était enfermée, pour lui donner cette horrible, horrible trajectoire à Hollywood dont elle devait s’échapper.
De toutes ces épreuves, Matt Murdock devait ressortir bien plus fort. Comme je vous l’ai dit, j’étais au plus bas mais en même temps, j’étais très excité par ce projet. J’avais la chance de travailler avec David Mazzucchelli qui a fait un boulot remarquable, vraiment remarquable. A l’époque il revenait juste d’un voyage au Vatican où il avait étudié l’histoire de l’art. C’est lui qui a amené cette scène de La Pietà dans un comic book de super-héros. C’était brillant.
Êtes-vous encore en contact avec lui ?
Pas vraiment. Nous n’avons fait que deux livres ensemble, Born Again et Batman : Year One, puis comme dans toute relation de travail, il a continué sa propre carrière. Il a bien eu raison, c’est un grand artiste !

Vous êtes revenu à plusieurs reprises sur Batman. Pouvons-nous espérer vous voir réécrire un jour, Daredevil ?
Qui sait ?J’ai été consulté pour Born Again, la série TV et tout le monde s’est montré très respectueux de mon travail. J’ai eu grand plaisir à rencontrer Vincent D’Onofrio, un de mes acteurs préféré, qui joue le Caïd. On parlait et je lui ai demandé de me faire le sourire de Wilson Fisk. Il m’a dit « celui-là ? » et là je lui ai répondu : « oui, oui ! celui-là ! ». Ce n’est pas le sourire d’un mec tourmenté ou complexe, mais celui du diable, d’un salaud froid au cœur de pierre ! Pour l’interpréter, pas besoin de remonter à l’enfance de ce personnage : tout ce qu’il est déjà là et D’Onofrio l’a parfaitement capté.
Aviez-vous un modèle cinématographique en tête lorsque vous écriviez Wilson Fisk ?
Oui, j’avais en tête la carrure d’Orson Welles et le langage corporel de Marlon Brando. J’avais dans l’idée de piocher dans le bestiaire de Spider-Man et de rendre ses vilains plus inquiétants. Je savais qu’il me fallait un vilain à la carrure monstrueuse. D’Onofrio restitue parfaitement cette monstruosité.
Un dernier mot pour les lecteurs de Geek Magazine ?
Les geeks à l’origine, c’était des freaks qui revendiquaient et cultivaient leur anormalité. Je les aime.

Orson Brando
© Marvel Comics
Un ange passe, l’interview est terminée mais tous ceux qui y ont assisté ont le sentiment d’avoir vécu un moment privilégié. Miller n’a pas envie de se reposer : il continue notre conversation en nous confiant détester ses premières couvertures pour Marvel, notamment celle de Rom qui sera bientôt réédité chez Panini après 40 ans de hiatus.
Il examine attentivement, page par page, l’album, Judas de Jeff Loveness et Jakub Rebelka publié chez 404 Comics, au point qu’il nous demande de le lui traduire brièvement. Ses yeux pétillent de plaisir, lorsqu’avant de partir à son avant-première, nous le lui offrons.
Après la projection d’American Genius, il lui est alors demandé s’il se considère encore comme un rebelle. Il répond que les rebelles ne font que se plaindre, tandis que lui, créé. Genius, en effet…

La rencontre d’une vie.