Point aveugle (Daredevil Epic Collection 12)

Focus : Daredevil après BORN AGAIN

Un article d’ : ALEX NIKOLAVITCH

Le problème, dans les comics, c’est que lorsque des auteurs livrent un run d’exception, ils laissent en partant la lourde tâche à leurs successeurs de reprendre le flambeau en attirant à soi la comparaison. Les récents BATMAN CHRONICLES sortis chez Urban l’illustrent très bien en contextualisant YEAR ONE : les épisodes de Max Allan Collins, avant et après le récit de Miller et Mazzucchelli, font pâle figure, malgré leur bonne qualité. On sent la marche, on sent le changement de paradigme. Il faut du temps à la série pour digérer l’apport de ces nouvelles origines.

Les deux compères n’en étaient pas à leur coup d’essai. Peu de temps auparavant, ils avaient fait la même sur Daredevil, avec BORN AGAIN, saga qui reformatait complètement l’homme sans peur. Miller s’y livre à une déconstruction totale du personnage, le privant peu à peu de tout ce qui faisait sa spécificité : ses amis, son métier d’avocat, sa maison, sa santé mentale et enfin son costume. La question en creux c’est : quand on a tout enlevé, il reste quoi ? Murdock est-il encore un héros, a-t-il encore une individualité ?

Passer derrière, c’est forcément se retrouver à bander une plaie ouverte. La grosse année qui suit, dans la série, n’a pas très bonne réputation, et peu de ces épisodes ont jamais été réédités. Il y a une sorte de No Man’s Land séparant la fin de BORN AGAIN de l’arrivée de John Romita Jr. sur la série.

Directement après Born Again, on se tape un vilain random et zarbi à la Ditko, paye ta redescente.
Dessin de Steve Ditko

Et puis, fort opportunément, Marvel vient de sortir un Epic Collection qui couvre pile cette période, du 234 au 252. On a coutume de dire, moi le premier, que la digestion a été lente et douloureuse.

Les deux premiers épisodes sont dessinés par Steve Ditko et sentent très fort le « filler », l’épisode préparé à l’avance et mis au frigo pour pallier à un retard des auteurs réguliers. Ils n’ont pas grand intérêt en soi, et participent à cet effet de marche brutale.

Les deux suivants sont plus intéressants, pour des raisons différentes. De ce qu’on avait pu voir passer en VF à l’époque, hormis les 250 à 252 sortis dans un RCM et correspondant à l’arrivée de Romita, on se trouvait face à un truc contrasté. Le 236 avait été publié dans un album Comics USA avec un épisode des X-MEN consacré à Wolverine, pour faire un petit tome 100 % Barry Smith. L’épisode de Daredevil, écrit par la scénariste Ann Nocenti (incidemment, elle est editor sur X-Men et justement sur l’épisode avec Wolverine, mais on y reviendra) et s’attaque frontalement à l’après BORN AGAIN en suivant un super-soldat déglingué issu des mêmes expériences que Nuke.

Viens jouer au docteur.
Dessin de Barry Windsor Smith

L’autre épisode vu en VF, c’était le suivant, écrit par John Harkness (pseudonyme de Steve Englehart lorsqu’il n’était pas content des tripatouillages éditoriaux subis par son travail) et dessiné par Louis Williams (qu’on retrouvera pour une partie des épisodes suivants, pas mauvais du tout, mais qui n’a pas fait carrière). Il avait été publié en VF à titre de bouche-trou dans la VI DAREDEVIL, entre deux épisodes de Romita. Là, on sent le « filler », l’épisode bouche-trou, justement, avec un méchant hors-sujet (Klaw), mais des dialogues au début, avec la Veuve Noire évoquant justement l’épisode de Nocenti, montrent qu’il n’en est rien. À l’époque, Englehart est censé reprendre la série. Il a des plans. Il veut relancer la relation entre la Veuve Noire et Matt, et faire déménager ce dernier à San Francisco (ou le duo avait déjà opéré par le passé). Mais le n°236 pose problème. Nocenti l’a battu de vitesse là-dessus, Englehart demande à ce qu’on change les dialogues de sa collègue, de manière à coller à ce qu’il prévoit, et c’est refusé. C’est donc le début du n°237 qui est remanié. D’où le départ du scénariste. Sans avertissement, c’est Nocenti qui reprend l’écriture de la suite, et visiblement elle est prise de court.

Éditrice sur X-MEN, elle y préside aux premiers gros crossovers. Elle va donc se reposer là-dessus pour livrer un épisode relié à MUTANT MASSACRE, avec une apparition de Dents de Sabre (dessiné par Sal Buscema, qui officiel à l’époque sur THOR et dessinera également les épisodes où le Dieu Tonnerre descend dans les égouts après le carnage).

Il contemple la ville, impavide, en se demandant ce qui a bien pu se passer.
Dessin de Louis Williams

La scénariste en profite pour réfléchir à ce qu’elle va faire. Puisque Matt à tout perdu, elle va donner un tour social à la série, tout en explorant sa relation avec Karen Page, inquiète de la violence de son homme. Cela se sent dès le 239 (avec Louis Williams qui devient alors pour un temps le dessinateur principal) et on voit émerger des thèmes qui occuperont les pages de DD pendant les quatre ans qui suivent. La parole est donnée aux gens de la rue, qui peuvent parler de leurs préoccupations, et parfois de leurs obsessions. Le militantisme écologique fait son apparition à ce moment-là, avec d’ailleurs une forme de critique : dans quelle mesure ses slogans, mal compris, sont-ils contre-productifs. L’autrice semble s’inspirer de Denny O’Neil, qui fut un temps l’editor, puis le scénariste du titre, et qui dès GREEN LANTERN/GREEN ARROW a développé les mêmes thématiques. Ce faisant, elle ancre la série dans son époque, la deuxième moitié des années 80, avec leur New York à la dérive, la menace nucléaire et l’ultralibéralisme reaganien triomphant.

Si ces premiers épisodes sont encore maladroits, cela fonctionne. La scénariste tente des expériences, avec notamment une apparition de Black Panther, puis finit par créer ses propres villains. On voit apparaître successivement Bushwacker le cyborg chasseur de mutants, Bullet le mercenaire cynique et Ammo le chef de bande, qui reviendront souvent harceler le héros. Elle met en place très tôt, aussi, les petits gamins adeptes du skateboard qui serviront à plusieurs reprises de « Hells Kitchen irregulars ». le Docteur, méchant introduit dans le n°236, refait une apparition mais ne s’installe pas comme méchant récurrent (on peut se demande s’il n’a pas servi de base à Barry Smith pour son Professeur dans WEAPON X. Ce ne peut pas être le même personnage, pour des raisons de chronologie, mais on les sent sortis du même moule), la Veuve Noire est souvent présente, mais peu à peu, tout cela va être mis de côté.

Le Juggernaut façon Wish.
Dessin de John Romita Jr.

Tout ce qui fera la spécificité du run avec Romita, à partir du n°250, se décante bien avant : le ton, les personnages, les thèmes. Editor de Claremont, elle en adopte visiblement certaines techniques. Dès lors qu’elle trouve ses marques, elle commence à distiller des sub-plots à longue résolution, comme le conflit avec les pollueurs de Kelko, le retour du Caïd, et Matt qui recommence à faire du droit en pirate, servant de conseiller juridique bénévole à des gens trop pauvres pour se payer un avocat. Al Williamson arrive comme encreur en cours de route, sporadiquement au départ, avant de s’installer à demeure et de donner une ambiance particulière aux dessins.

Lorsque Romita Jr. arrive, la série a retrouvé sa cohérence. Si Todd McFarlane, Keith Pollard ou Keith Giffen ont chacun livré un épisode, l’arrivée d’un dessinateur régulier est un tournant, marquant la fin d’une période un peu chaotique. Il donne au héros une allure déliée et élégante, commence à créer des personnages massifs et carrés qui deviendront sa marque par la suite, et nous voilà partis pour un très grand run, qui a l’élégance de prendre Miller en compte sans tenter de refaire la même chose ni de le singer.

Tout de suite une autre ambiance.
Dessin de Keith Giffen

Et donc, un an et demi assez curieux, où l’on sent que le moteur peine à redémarrer, mais où la scénariste arrivée un peu par accident avance ses pions, tout en raisonnant en editor et en s’appuyant sur ce qui se passe ailleurs : le 252 profite de FALL OF THE MUTANTS pour montrer comment New York peut facilement retomber dans la barbarie, tout comme, plus tard, elle profitera d’INFERNO pour faire vivre une nouvelle descente aux enfers à Matt Murdock, qui n’en demandait pas tant.

C’était par curiosité que j’avais pris ce tome, par une forme de complétisme, aussi, histoire d’avoir tout ce que Nocenti avait fait sur le personnage. J’avais une vision de la période assez distante, et assez fausse. La valse des scénaristes est moins violente que prévu : hormis Nocenti, quatre autres auteurs seulement officient sur ces 19 épisodes, pour un numéro chacun.

De quoi réévaluer l’ensemble à la hausse. Oui, il y a des épisodes pas très bons, y compris le temps que la nouvelle scénariste régulière trouve son ton et ses marques, mais si on les met de côté, l’ensemble se tient plutôt pas mal. On y voit émerger une autrice qui finit par trouver sa direction et son style, et c’est toujours passionnant à étudier.

Notons que le problème se posera à nouveau après le n°291, lorsque Dan Chichester reprendra à son tour la série. S’il fera illusion tant qu’il s’inscrira dans la continuité de Nocenti, jusqu’au n°300 où il tente de solder l’héritage BORN AGAIN, la suite et son délire de guests improbables, avec un DD en armure, corrigera très vite cette bonne impression initiale. Mais les comics viennent collectivement d’entrer dans l’enfer des années 90, et c’est une autre histoire.

Imaginez un monde où Barry Smith aurait signé pour quatre ans sur Daredevil.
Dessin de Barry Windsor Smith

14 comments

  • JP Nguyen  

    Merci pour l’éclairage sur les coulisses éditoriales. Je connaissais l’anecdote sur Englehart mais je n’avais pas percuté que Nocenti avait dégainé Sabretooth par facilité. Sa version était d’ailleurs un peu hors sujet par rapport au personnage tel qu’écrit par Claremont.
    Dans cet ensemble d’épisodes, j’aime aussi bien les deux dessinés par Rick Leonardi.
    J’avais chroniqué celui de BWS dans un autre article.
    Petite rectification : la cover du 241 est de Mike Zeck.

    • Nikolavitch  

      ah, my bad, pour la cover.

  • JP Nguyen  

    Et par rapport à l’ouverture en fin d’article : j’avais pitché via Bruce un sujet de défi Nikolavitch sur la folie des armures dans les 90, ça t’inspirerait quoi ?

    • Nikolavitch  

      Je suis en train de bosser dessus, le papier sur les armures, mais les derniers mois ont été un peu lourds en termes de charge de travail. je l’ai promis à Bruce pour la fin de la saison.

  • Laurent Lefeuvre  

    Oui… Mike Zeck pour la couv iconique de DD 241, et avec un encrage de Klaus Janson qui plus est : mariage très réussi.

  • JB  

    Après l’interruption de DD dans Strange au beau milieu de Born Again, découvrir le RCM Daredevil de Nocenti et Romita Jr m’avait fait l’effet d’un coup de massue (c’est un de mes RCM préférés). En même temps, commencer par un gosse imaginant l’explosion d’une bombe nucléaire, ça surprend et ça marque.
    Du coup, je suis assez curieux de découvrir l’entre-deux, je vais tacher de me dégotter ça !
    Merci pour cette analyse !

  • Fletcher Arrowsmith  

    Bonjour Alex.

    J’en ai lu un certains nombre en single de ces numéros mais il me manque surtout 3 numéros tellement beau graphiquement : le BWS et les 2 de Rick Leonardi (que j’ai lu comme toi en VF ou bien sur format numérique).J »ai toujours prévu un jour de me procurer cet EPIC (peut être en VF, vu la politique de PANINI qui accélère sur les EPIC) rien que pour ces trois numéros.

    Je suis tout à fait d’accord que même si dans l’imaginaire de chacun le run de Nocentie est indissociable de la prestation remarquable de JRjr, elle a néanmoins commencé son travail avant le fameux apocalyptique 250. Des numéros où certes elle tâtonne un peu, mais on retrouve néanmoins un bon niveau et des histoires intéressantes ce qui était devenu denrée rare depuis la fin de BORN AGAIN. Et oui on retrouve déjà les thèmes qui seront moteurs de son run : crédibilité, cohérence, intelligence.

    La fin du run de Nocentie est tout aussi recommandée au passage, même sans JRjr les scénarii sont de grande qualité et les petits jeunes en fill in pas des manchots (Bagley, Dwyer, Capullo et surtout Lee Weeks).

    Quelle évidence pour la BO : un coup de génie 🙂

  • Doop O'Malley  

    J’ai vraiment aimé cet EPIC.
    On retrouve dans les premiers épisodes de Nocenti effectivement tout ce qui va revenir plus tard !

  • Présence  

    Lorsque des auteurs livrent un run d’exception, ils laissent en partant la lourde tâche à leurs successeurs de reprendre le flambeau en attirant à soi la comparaison : je reste confondu d’admiration devant cette formule qui exprime si bien le dilemme du lecteur qui a conscience d’avoir bénéficié de créateurs d’exception sur une série, et qui en sort avec l’intime conviction que la suite ne peut qu’être plus faible, que personne ne fera jamais aussi bien. Fort heureusement la capacité de création de l’esprit est infinie et un nouveau créateur d’exception finit par arriver tôt ou tard.

    Aaargh !!! Daredevil 236 : un des seuls épisodes majeurs de BWS que je n’ai pas lu… Ne pas se précipiter sur amazon, éloigner la carte bleue, inspirez profondément, expirer lentement !!! Vil tentateur.

    Ooooh !!! Punaise : le 247 par Giffen a l’air tout aussi magnifique. J’aime beaucoup cette période de sa carrière.

    John Harkness / Steve Englehart : merci pour cette anecdote que je ne connaissais pas et qui illustre à merveille comment la vie réelle influe sur les scénarios, et donc les aventures de nos héros.

    Bon, si je replonge dans la collectionnite aigüe des Epic Collection, je prendrai plutôt ce tome-là que ceux de la période DG Chichester.

  • Bruce lit  

    Amen à tout ça.
    Il ets vrai que DD a réuni une kyrielle d’artistes incroyable. Si tu prends Marvel Knights et à l’exception de SHADOWLAND, le titre est resté au top pendant 20 ans ! Disons de Kevin Smith jusque Mark Waid.
    J’avais beaucoup aimé l’histoire avec Dents-de Sabre qui humanisait le monstre pour la 1ère fois.
    Au contraire de jP, je trouve le personnage bien écrit.

  • Eddy Vanleffe  

    J’ai toujours voulu lire l’après Born Again. Si Panini le publie,je me jette dessus. En plus j’adore l’approche prolétaire d’Ann Nocenti.

  • Jyrille  

    Et bien merci pour ma culture, on apprend plein de trucs. Il faut que je vérifie à quel numéro débute le run de Nocenti édité par Panini que j’ai lu y a deux ans je crois, car je vois très bien cette histoire d’écologie et d’avocat pirate. Je n’avais aucune idée que ces épisodes aient existé, mais tu résumes parfaitement la problématique des auteurs et éditeurs dès le début.

    La BO : super. Je suis sûr que je connais une reprise, peut-être pas en entier, mais je ne retrouve pas du tout pour le moment, c’est rageant.

    • Fletcher Arrowsmith  

      La BO : super. Je suis sûr que je connais une reprise, peut-être pas en entier, mais je ne retrouve pas du tout pour le moment, c’est rageant.
      Peut être les Beatles sur leur LIVE AT BBC ?

      • Jyrille  

        Non, jamais écouté ce live mais merci

Leave a reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *