Un détective privé qui réfléchit

Rip Kirby 1 (1946-1947) par Alex Raymond

AUTEUR : PRÉSENCE

VO :IDW

VF : Glénat

Le détective suave et raffiné

Le détective suave et raffiné©Glénat

Ce tome est le premier dans une série de rééditions soignées du comic strip Rip Kirby, dessiné et encré par Alex Raymond. Ces histoires ont été écrites par Ward Greene, avec l’aide d’Alex Raymond. Ce comics strip est en noir & blanc ; il n’a pas bénéficié de page du dimanche (traditionnellement en couleurs). Avant de réaliser cette série, Alex Raymond avait déjà acquis une réelle notoriété en tant que créateur et auteur de Flash Gordon et Jungle Jim (1934-1943).

Cet ouvrage est en format à l’italienne, avec 3 strips par page. Ce tome comprend une préface d’une page de Dean Mullaney, le responsable éditorial de cette réédition. Il resitue succinctement la carrière d’Alex Raymond, ainsi que les contraintes matérielles pour disposer d’originaux ou de copies en bon état. Suit une introduction de 4 pages écrite par Tom Roberts (spécialiste d’Alex Raymond), pour contextualiser l’œuvre. Puis vient une deuxième introduction de 7 pages de Brian Walker donnant plus de détails sur le contexte de l’œuvre.

Les strips commencent page 22 et occupent jusqu’à la page 309. Ils correspondent à la période allant du 04 mars 1946 au 04 décembre 1948, soit 8 histoires complètes. Rip Kirby est un détective privé (ayant servi comme marine pendant la seconde guerre mondiale), plutôt à l’aise financièrement, qui dispose d’un majordome appelé Desmond. Rip Kirby fume la pipe, réfléchit plus qu’il ne se bat et entretient une relation sentimentale avec Judith Lynne « Honey » Dorian.

La mise en page : 3 strips par page

La mise en page : 3 strips par page©Glénat

(1) The Chip Faraday Murder – Un modèle sonne à la porte de Rip Kirby et s’écroule morte dans ses bras. Rip Kirby, Honey Dorian et Desmond vont enquêter dans une agence de mannequinat qui sert peut-être de vitrine pour un trafic illégal.

(2) The Hicks Formula – Rip Kirby est invité sur un campus universitaire pour donner une conférence. En fait le doyen l’a invité pour qu’il enquête sur la disparition d’une arme bactériologique.

(3) Enter the mangler – Un criminel relevant du grand banditisme enlève Rip Kirby (grâce aux charmes de Pagan Lee) pour lui soutirer la formule chimique de l’arme bactériologique créée dans l’histoire précédente.

(4) Fatal forgeries – Un chef d’orchestre très en vue vient demander l’aide de Rip Kirby, car il est victime de chantage.

Enquête sur le campus

Enquête sur le campus©Glénat

(5) Past imperfect – Pagan Lee est sur le point de voir sa carrière d’actrice prendre de l’ampleur à Hollywood. Un margoulin la fait chanter grâce à une photographie judiciaire datant de quelques années en arrière. Elle requiert l’aide de Rip Kirby.

(6) Death in the Doll’s House – Rip Kirby rejoint Honey Dorian sur l’île privée de son oncle. Son attention est attirée par le comportement étrange de la compagne de l’oncle, ainsi que par les zones interdites d’accès de l’île.

(7) Bleak prospects – Une jeune femme demande l’aide de Rip Kirby pour retrouver son enfant qu’elle avait placé dans une maison d’accueil en attendant de pouvoir l’élever. Kirby met le nez dans un trafic d’adoption délicat.

(8) Terror on the Thames – La riche héritière d’un industriel disparaît à Londres, alors qu’elle avait fait le pari de traverser la Tamise à la nage.

Pareil ouvrage est réservé aux lecteurs qui ont déjà une idée de ce dont il s’agit. En effet, ces histoires sont inscrites dans leur époque (certains diraient datées), avec une forme particulière. Rip Kirby est un comic strip, c’est-à-dire une histoire sérialisée dans les quotidiens, à raison d’une bande (suite de 3 ou 4 cases) par jour. Cette particularité induit un mode narratif spécifique, avec rappel régulier des événements (mais de manière très synthétique) et une unité narrative à l’échelle de chaque bande. A priori, il n’était pas envisagé à l’époque de sa parution de regrouper les bandes formant une histoire dans un ouvrage de type album de bandes dessinées.

Le lecteur se rend vite compte que le rythme de lecture n’est pas celui d’une bande dessinée traditionnelle, et qu’il peut s’avérer fastidieux à haute dose. Cette lecture s’apprécie mieux en étant fractionnée. Il constate également qu’Alex Raymond et Ward Greene fluidifient leur narration au fil des épisodes, et que l’impression de bandes raboutées les unes aux autres disparaît parfois pendant plusieurs pages dans le dernier tiers de l’ouvrage.

Pagan Lee cherche un réconfort affectif auprès de Rip Kirby

Pagan Lee cherche un réconfort affectif auprès de Rip Kirby©Glénat

Malgré ces particularités, cette série constitue un repère historique dans l’histoire des comic strips, mais aussi dans l’histoire de la bande dessinée américaine. L’introduction souligne que le personnage de Rip Kirby correspond à une évolution notable dans le stéréotype du privé, à 3 titres. Pour commencer, il ne consomme pas des conquêtes féminines au rythme d’une par histoire. Il est sentimentalement engagé auprès de Honey Dorian (de manière platonique) et lui reste fidèle, malgré les tentatives de séduction de Pagan Lee.

Deuxième différence, son apparence est plus policée que celle des privés dur à cuir, car il fume la pipe (et non pas des clopes), et il porte même des lunettes (avec même une vision diminuée quand il les perd). Enfin il fait plus fonctionner ses cellules grises que ses poings.

Études de personnages

Études de personnages ©Glénat

Cette série est également appréciée pour les talents d’artiste d’Alex Raymond. Il est considéré comme le dessinateur ayant défini les règles du photoréalisme dans les comics. En l’occurrence, le terme est un peu trompeur puisqu’il ne s’agit pas de reproduire l’apparence d’une photographie par le dessin, mais d’inclure des éléments plus réalistes que dans les comics traditionnels (de l’époque, ou même contemporains).

Alex Raymond prend grand soin de dessiner des individus normaux, des endroits réalistes, des tenues vestimentaires reflétant celles de l’époque. L’une des introductions expliquent en particulier que Raymond parcourait régulièrement les magazines de mode pour s’en inspirer pour les toilettes d’Honey Dorian, de Pagan Lee, ou encore des autres personnages féminins (avec de très beaux négligés de soie). Il pousse le sens du détail jusqu’aux accessoires de mode, et aux bijoux.

Les toilettes, coiffures et chapeaux de ces dames

Les toilettes, coiffures et chapeaux de ces dames ©Glénat

De séquence en séquence, le lecteur peut également apprécier l’art consommé avec lequel Alex Raymond insère toutes les informations nécessaires. Dans un espace très contraint (3 ou 4 cases par jour), il insère les personnages, leur langage corporel, les décors intérieurs ou extérieurs, l’action plus ou moins physique, sans compter les phylactères (pour lesquels la place est aussi comptée).

Raymond n’éprouve aucune difficulté pour tout représenter de manière convaincante : appartement bourgeois de Rip Kirby, soirée mondaine, club enfumée, yacht de luxe, paquebot transatlantique, belle voiture, boudoir féminin, route de campagne, jetée désaffectée, paysage urbain sous la neige, plage paradisiaque, tunnels souterrains, archives d’un quotidien, maisons de banlieue, hôtel de luxe, etc.

Des traits aussi précis qu'élégants

Des traits aussi précis qu’élégants©Glénat

Les artistes de comics voient en Alex Raymond, un maître du trait juste parfaitement maîtrisé. Grâce à une technique éprouvée, il sait choisir et exécuter le trait exact qui permet de rendre compte de la texture d’une étoffe, du tombé d’un vêtement, de la pureté des traits d’un individu. En ce sens, il convient de parler de réalisme des dessins, grâce au sens de l’observation de l’artiste et de la précision de son coup de pinceau.

Pour un lecteur contemporain, il est également possible d’apprécier plusieurs facettes des intrigues. Certes la relation platonique entre Honey Dorian et Rip Kirby n’est pas très enthousiasmante, mais Dorian n’est pas réduite au rôle de potiche. Elle a un métier qui est valorisé par les auteurs, sans condescendance, en intégrant la discipline nécessaire au mannequinat.

Avoir des lunettes d'empêche pas d'être un homme d'action

Avoir des lunettes d’empêche pas d’être un homme d’action©Glénat

Certes Rip Kirby ne connaît pas de fin de mois difficile, mais il enquête sur des sujets plus délicats que le dernier cambriolage de banque à main armée : consommation et petit trafic de drogue, chantage, seconde chance, fausse monnaie, trafic d’enfants. Alex Raymond et Ward Greene n’utilisent pas l’approche sensationnaliste, mais l’approche à l’échelle de l’individu, ce qui donne plus d’impact à leur récit. Rip Kirby est loin d’être infaillible ou insensible à la douleur physique (il est même en difficulté quand il perd ses lunettes). Raymond et Greene prennent assez d’assurance pour que Kirby n’apparaissent pas dans les strips pendant plus d’une semaine, sans qu’ils ne perdent de lecteurs.

Ce premier tome permet donc au lecteur curieux de se faire une idée très précise de ce qui a fait la renommée d’Alex Raymond. La plupart des strips sont reproduits avec un degré de netteté satisfaisant, quelques-uns présentent des contrastes trop forts faisant baver les noirs. Cela n’empêche en rien la lecture, mais cela peut s’avérer contrariant pour les amateurs qui souhaitent apprécier la finesse des traits d’Alex Raymond.

Les 2 éditions VF chez Glénat

Les 2 éditions VF chez Glénat©Glénat

20 comments

  • patrick  

    Un très bon titre!

    • Présence"  

      Merci.

  • Matt  

    Le réalisme des dessins et le souci de représenter dans les détails des lieux, des modes vestimentaires me fait furieusement penser aux dessins des artistes des EC comics. C’est environ à la même époque. J’aime beaucoup ces dessins. Je trouve que cette impression de réalisme, cet encrage dans une époque leur donne un charme réel. Ce sont des dessins datés mais beaux et dont le souci du détail en fait le témoignage d’une époque.

    Tu dis qu’Alex Raymond est considéré comme « le dessinateur ayant défini les règles du photoréalisme dans les comics »
    Je serais curieux de savoir s’il a influencé les artistes des EC comics justement. Je ne sais pas qui a commencé en premier, c’est très proche au niveau des dates.

    Sinon ça a l’air pas mal, mais c’est vrai que s’il y a un rappel des faits toutes les 3 ou 4 cases, la lecture en album doit être un peu plus pénible qu’en parution dans les quotidiens.

    • Présence"  

      Alex Raymond a connu sa première heure de gloire avec le strip Flash Gordon en 1934. Il est né en 1909 et mort en 1956. Sa carrière avait donc commencée avant la seconde guerre mondiale.

      La grande période des EC Comics se situe entre 1950 et 1953. Si tu en as la curiosité, tu pourras trouver une dizaine de commentaires sur amazon, consacrés à des recueils EC sur des auteurs comme Al Williamson (1931-2010), Wallace Wood (1927-1981), Harvey Kurtzman (1924-1993), Jack Davis (1924), Johnny Craig (1926-2001), etc. En comparant les dates de naissance, il apparaît qu’Alex Raymond a précédé les principaux créateurs des EC Comics d’une quinzaine d’années.

      • Matt  

        Ok, merci.
        J’avoue avoir eu la flemme de vérifier moi-même.
        J’ai déjà lu des commentaires sur les EC comics que j’apprécie beaucoup. J’attends que ceux de Tornado paraissent ici.
        Le comics code authority a quand même pas mal fait régresser la BD américaine à l’époque après cette période EC. C’est triste. On parlait hier de Stan Lee qui a combattu ce code et on peut se demander ce à quoi aurait ressemblé les super héros Marvel si ce code n’avait pas existé. Je pense qu’on aurait eu des choses moins naïves. Pas forcément des chef d’œuvres (on ne va pas tout mettre sur le dos du code) mais surement plus de libertés dans l’illustration de certains sujets.

  • Bruce lit  

    Le FB du jour:
    « The Auteurs » 4/6
    Après l’hommage à Stan Lee, celui pour Kirby ! « Rip Kirby », une histoire où il est demandé au King de reposer en paix (sonnerie de téléphone)….(silence).
    Ahem, pardon, Rip Kirby, c’est un comic strip d’Alex Raymond le papa de « Flash Gordon » paru en 1946 et réédité chez Glénat. Heureusement, Présence veille au grain !

    La BO du jour : La BO du jour : et hop ! le Gainsbourg et la BO du jour ! https://www.youtube.com/watch?v=hiIayQA80G4

  • Patrick 6  

    Je dois avouer honteusement qu’avec un titre pareil je m’attendais à un hommage à Jack !
    Oups au temps pour moi 😉
    Bon ceci n’étant pas fan des histoires de détectives, il y a peu de chance que ce recueil m’intéresse vraiment, mais je reconnais en tous cas son intérêt historique.
    Quoi qu’il en soit voilà un article didactique et mené de main de maitre comme d’habitude.

  • Tornado  

    Encore un bien agréable moment de culture comics. Le dessin est superbe. La grande classe.
    Je trouve que l’on fait bien le distingo sur le volet adulte de ce genre de comics par rapport à ceux qui sont, à la même époque, dévolus aux super-héros.

    • Présence  

      Tu as entièrement raison : le mode narratif de ces histoires s’adresse à un public plus âgé que celui des comics de superhéros des années 1940.

    • Matt  

      En même temps c’était pas folichon les super héros des années 40. Si déjà on trouve que les premiers Marvel ont vieilli alors qu’ils apportaient un concept un peu plus adulte dont on parlait hier(des super héros avec des super problèmes), alors si on enlève cette dimension…ouille !

      Je me souviens de très vieux comics Batman. Je me suis rendu compte que la série TV de 1966 qui ressemblait à un pastiche était en fait assez fidèle aux premiers comics.

  • Bruce lit  

    N’étant pas fan de polar rétro, voire de rétro tout court, je passe. Je me rappelle avoir vu des nouvelles de Dashiell Hammett dans le même style en bibliothèque qui me sont tombées des mains.
    Le seul Comic Strip rétro qui m’interesserait de feuilleter serait les Peanuts de Schulz.

    • Présence  

      Mais pourquoi ai-je été lire une vieillerie pareille ? – Je n’avais pas d’appétence particulière pour Alex Raymond ou pour des histoires surannées de détective. Après Cerebus, Dave Sim a réalisé Judenhass, puis il s’est lancé dans un projet appelé Glamourpuss qui s’est avéré être une ode au photoréalisme à la Alex Raymond, avec une histoire à suivre sur les derniers jours de cet artiste et sa mort dans un accident de voiture. Voyant le degré d’implication de Dave Sim dans le mode de dessin de Raymond, je n’ai pas pu résister longtemps à la curiosité.

  • Jyrille  

    Pareil que Patrick et Bruce : encore un bel article didactique, sur une oeuvre et un auteur que je ne connais pas du tout ! Bon, je ne pense pas que cela m’intéresserait dans l’immédiat, mais j’adore parfaire ma culture, et il faut avouer que le trait est très élégant.

    • Présence  

      Je suis souvent curieux des comic-strips car ils ont connu une large diffusion (bien plus que les comics), touchés plus de lecteurs, et qui sont donc plus restés dans l’inconscient collectif. En outre, ce recueil est un peu cher ($50), mais le soin apporté à la restauration et à la contextualisation de l’œuvre (introductions) sont remarquables.

      • Jyrille  

        Oui, on en parlait récemment, ces anciens auteurs de strips ont sans doute influencé beaucoup de dessinateurs, mais je connais très peu ce monde à part celui de Calvin & Hobbes. Comme Bruce, j’aimerai lire Peanuts, et Krazy Kat…

  • Lone Sloane  

    Chouette chronique pour un auteur virtuose et maìtre des matières. Le ton des histoires et la caractérisation des personnages ont l’ait très éloigné de ceux de Dashiell Hammet évoqué par Bruce, auteur considéré comme le précurseur du hard boiled. Mais tes descriptions et les scans donnent la nostalgie des pantalons tailles haute pour les hommes et des toilettes travaillées pour dames.
    D’Alex Raymond, je ne connais que Flash Gordon, mais je ferais volontiers connaissance avec Rip Kirby. Un de mes petits plaisirs paternels est le goût de mes deux fils pour les aventures de Prince Valiant. Cela me replonge retrospectivement dans les délices moyennageux auquels j’ai pu goûter, à leur jeune âge, grâce à la plume d’orfèvre et au talent de conteur du grand Hal Foster.

    • Présence  

      Peut-être que Bruce est tombé sur Secret Agent X-9 par Dashiell Hammett & Alex Raymond (1933). J’avais préféré découvrir son travail par son dernier travail Rip Kirby, plutôt que par Flash Gordon certes plus connu.

      Je ne suis pas sûr d’être capable d’apprécier Prince Valiant par Hal Foster, mais c’est vrai que j’ai été tenté par les histoires récentes réalisées par Gary Gianni.

      • Lone Sloane  

        Je suis allé faire un tour sur le site de Gary Gianni, son Prince Valiant a
        l’air fidèle à celui de Foster jusque dans la coupe de cheveu de l’intrépide chevalier.
        Et il y a un beau raccord avec la rétribution d’Alex Alice et Tornado ce jour à
        l’insubmersible Jules avec de belles planches de Gianni sur 20 000 lieues sous les mers.

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