Un hiver sans fin (L’ŒIL D’ODINN)

Un article de JB VU VAN

VO : Bad Idea Comics

VF : Bliss Editions

Un lourd fardeau pour une enfant
© Bad Idea Comics
© Bliss Editions

Cet article couvre la série limitée ODINN’S EYE (n°1 à 5). Cette série écrite par Joshua Dysart, illustrée par Tomás Giarello et mise en couleur par Diego Rodriguez a été publiée par Bad Idea Comics entre 2021 et 2022. Cette histoire est sortie VF chez Bliss Editions en février 2024 sur une traduction de Loup Salles.

Europe du Nord, VIe siècle. Malgré son jeune âge, Solveig n’a pas une vie facile. Née avec une main déformée, elle travaille à la ferme de ses parents quand un jour, elle est prise de convulsion et d’un accès de violence. Durant cette crise, elle reçoit une vision divine : Odinn, le Père-de-tout, s’adresse directement à elle. Cependant, Solveig ne comprend pas la langue des Dieux. Une expédition se réunit pour découvrir le sens de ce présage. L’enjeu : simplement la survie ou la fin du monde entier, menacé par un hiver éternel.

Submergée par la parole divine
© Bad Idea Comics

L’ŒIL D’ODINN propose une épopée légendaire, le destin d’une enfant élue par les Dieux qui, malgré sa fragilité apparente, devra braver Elfes noirs, trolls et les damnés de Hel pour accomplir sa quête ! Preuve supplémentaire qu’elle est choisie par les Dieux, Solveig est également habitée par l’esprit berserker, et sombre dans une folie guerrière à chaque vision. Si elle reçoit d’abord l’aide de simples mortels, comme Véléda la sorcière ou Olle, le guerrier qu’elle éborgne, Solveig croise bientôt la route des Valkyries, de Fenris et de monstres comme les elfes noirs ou les trolls, jusqu’aux damnés de Hel !
Ou alors…

Joshua Dysart décrit la tragédie d’une enfant prise d’épisodes psychotiques après des crises d’épilepsie (psychose post-ictale, merci Google), causées par ses premières menstruations. Inconsciemment, elle se voit comme élue des Dieux après avoir été rejetée toute sa vie durant en raison de sa difformité. Si ses parents athés tentent de l’aider à garder les pieds sur terre, les visions mystiques de Solveig sont encouragées par le fanatisme de son clan et par un événement historique, le refroidissement climatique des années 535 et 536. Pas à pas, Solveig perd de plus en plus prise avec la réalité et devient un danger pour elle-même et son entourage

Et si les Dieux n’existaient pas ?
© Bad Idea Comics

Toute la saveur de L’ŒIL D’ODINN vient de la cohabitation de ces 2 interprétations. Tomás Giorello, déjà artiste sur la série X-O MANOWAR de Matt Kindt ou encore sur CONAN, a l’expérience des scènes épiques, et ses pages sont généreuses en termes de scènes de combat et d’apparitions majestueuses de Dieux et autres créatures et monstres géants. Mais dans le même temps, il laisse également des indices sur une folie possible de l’héroïne : une page voit se succéder plusieurs versions d’un même trajet en montagne : Solveig est-elle accompagnée par un bel esclave qui l’a sauvée, par le spectre embrasé de ses parents, par un émissaire d’Odinn ou est-elle simplement en train de se mourir ensevelie par la neige ? Ailleurs, l’affrontement entre des géants divins est mis en parallèle par Solveig reproduisant leur combat sur son ennemie.

L’analyse de la narration peut également se faire dans les 2 sens. Une page de texte présente de manière factuelle le long hiver des années 535 et 536 en indiquant une cause incertaine, n’excluant donc pas l’interprétation mystique. Solveig découvre l’objet de sa quête (retrouver l’oeil d’Odinn) après avoir blessé Olle à l’oeil : on peut voir dans sa vision un sentiment de culpabilité pour avoir blessé son ami et l’envie de réparer sa faute, ou supposer qu’Odinn a provoqué l’attaque sur Olle pour pousser Solveig vers la bonne direction. Le flot d’écumes sortant des lèvres de Solveig symbolise-t-il la parole incompréhensible d’Odinn, ou est-ce l’humidité sur la bouche de l’enfant qui lui fait imaginer la parole divine comme un flot arc-en-ciel ?

L’aventure, les compagnons, la chasse… le pillage ?
© Bad Idea Comics

Même en dehors de sa quête, Solveig montre des difficultés à accepter des éléments qui pourraient remettre en question sa vision du monde. Lors d’un premier voyage initiatique, elle évoque sans atermoiement la mise à sac d’une ferme éloignée des villes comme source normale de ravitaillement pour son groupe alors qu’ailleurs, elle remarque que la ferme de ses parents est loin de sa tribu. Après avoir survécu à une attaque d’”elfes noirs” à peine aperçus, elle rencontre des attaquants vêtus de la même manière mais qui, proches, s’avèrent bien humains. Loin d’être sujette à une révélation, Solveig refuse de croire qu’il s’agit des mêmes individus. Cette coupure avec la réalité devient de plus en plus glaçante. Lorsque les Dieux exigent de Solveig un sacrifice personnel, 2 versions de ces morts sont montrées. Le lecteur choisira entre un double meurtre horrible et dramatique, ou l’attaque très opportune d’une foule enragée…Une dissociation avec la réalité qui n’est pas sans rappeler celle du SOLDAT INCONNU du même auteur.

L’histoire s’interrompt lorsqu’il n’est plus possible de mener cette double lecture et que le lecteur doit faire un choix (la fin m’a accessoirement beaucoup rappelé celle d’ENIGMA ou de MINX de Peter Milligan). Si ceux qui ont apprécié la lecture psychologique du récit pourront être satisfaits, je peux facilement parier que ceux qui recherchaient de l’Epic Fantasy seront extrêmement frustrés. Aussi cliché que cela sonne, l’intérêt du récit réside plus dans le voyage de la protagoniste que dans l’aboutissement de sa quête. Personnage héroïque ou monstrueux, jeune fille élue ou maudite, dernier espoir du Monde ou enfant perdue ? A vous de choisir !

La majesté des Dieux, au-dessus de la violence humaine
© Bad Idea Comics


BO du jour :

16 comments

  • Doop O Malley  

    Dysart ? vendu. même pas besoin d’aller plus loin.Meme si ton article m’a donné envie,évidemment.

    • zen arcade  

      En effet, sur ce point, nous sommes parfaitement d’accord (profitons-en parce que ça n’arrive pas tous les jours 🙂 )
      Joshua Dyasart fait à mon sens partie des scénaristes dont le grand talent ne se concrétise malheureusement que beaucoup trop peu en succès publics et médiatiques.
      Je tâcherai très certainement de me procurer cet album

      La BO : sans Paul Simon, ça tombe dans la joliesse invertébrée

    • JB  

      C’est drôle, l’un des premiers n° VO que j’ai achetés (dans un lot en bloc) était le Violent Messiahs n°1 de Dysart, mais je n’ai pas vraiment suivi ses publis pour une raison absurde : beaucoup étaient des versions réimaginées de persos que j’aimais bien (Stanchek et les Harbingers, le Soldat Inconnu)

  • Tornado  

    Il fut un temps où je me serais rué sur cet album, tout amateur que je suis de récits à double-sens et d’intrigues à sous-textes, qu’ils soient politiques, poétiques, philosophiques ou psychologiques, la bande-dessinée étant le médium idéal pour jouer avec l’alchimie du fond et de la forme. Et puis Giorello, c’est magnifique !

    La BO : Très joli. Je me rends compte que je n’ai jamais cherché à écouter les albums solos de Garfunkel, alors qu’il a l’une des plus belles voix detous les temps, quand même.

    • JB  

      L’intérêt est également que le double-sens n’est pas particulièrement forcé, j’ai pensé à une quête divine au début de ma première lecture.

  • Fletcher Arrowsmith  

    Salut JB

    J’ai failli le prendre à Angoulème, surtout que Giorello le dédicaçait. Et puis trop de monde, puis trop de dépense.

    Je suis en général tous les projets de Dysart avec attention. Un scénariste très doué et très intéressant.

    Malgré un article élogieux (et plus court que d’habitude), je n’arrive toujours pas à savoir si je vais me diriger vers un achat.

    La BO : surprenante. Les albums de Garfunkel en solo ont globalement moins de puissance que ceux du duo ou de Paul Simon. Mais grand fan; donc je valide aisément. Cela va bien avec mon humeur de la journée. Merci JB.

    • JB  

      Cette réputation que tu me fais ^^ Pour la peine, je vais me relire un certain article sur L’Escadron Supreme…

  • Jyrille  

    Je crois que j’avais entendu parler de cette bd, merci donc JB pour nous la présenter dans un article toujours impeccable. De Dysart, je ne connais que son Harbinger, mais j’aimerai bien me prendre ses UNKNOWN SOLDIER et ptêt aussi Goodnight Paradise que j’ai toujours évité jusqu’ici.

    Le pitch est sympa mais je crois que je commence à trop l’avoir vu un peu partout. D’ailleurs il me rappelle beaucoup celui d’un scénariste que tu détestes, JOE THE BARBARIAN.

    brucetringale.com/je-suis-une-legende/

    Les dessins ont l’air splendides et pourraient faire pencher la balance, mais bon.

    La BO : je ne connais pas trop Simon and Garfunkel, j’ai dû écouter deux albums. Alors les albums solos de l’un et l’autre, pas du tout, ou alors quelques titres. Je crois que je connaissais celui-ci, il est bien cool, je me demande s’il n’est pas la référence du groupe du même nom

    en.wikipedia.org/wiki/Bright_Eyes_(band)

    youtube.com/watch?v=xUBYzpCNQ1I

    • JB  

      Je ne déteste pas l’écossais, seulement ses écrits ^^. Momo et Sean Murphy, tout pour me plaire !

      • Jyrille  

        Je ne savais pas que tu n’appréciais pas non plus Sean Murphy ! En tout cas j’ai omis de dire que les scans ici me rappellent par moments le trait de René Haussmann.

        2dgalleries.com/planches/2021/103/hausman-layna-2oss.jpg

  • JP Nguyen  

    Merci pour le topo. Pas sûr que je morde, pour le coup.
    Le côté « à vous de choisir », ça marche pour les livres dont vous êtes les héros mais pour les intrigues de BD, je ne suis pas trop fan de l’ambiguïté. Je n’ai pas souvenir, dans ma vie de lecteur, d’avoir beaucoup apprécié des histoires avec deux interprétations différentes. Des points de vue différents OK, mais deux « réalités » différentes, je ne sais pas, ça me semble bancal. Mais peut-être que je ne creuse pas assez loin dans mes souvenirs de lecture.
    Avec la mise en couleurs, le dessin est encore plus chouette que ce dont je me souvenais de ses CONANs.
    La BO : je ne connaissais pas. Ca m’évoque presque les musiques que met mon dentiste quand il m’opère. Un truc un peu planant et vaporeux…

  • Eddy Vanleffe  

    Je ne voyais pas tellement Dysart sur de la Fantasy, mais l’article donne quelques clés et le double sens peut me séduire

  • Présence  

    Chouette ! Le retour de Joshua Dysart, et aussi un peu de Tomás Giarello.

    La tragédie d’une enfant prise d’épisodes psychotiques, causées par ses premières menstruations : faut oser, et en plus ton analyse indique que Dysart le fait avec doigté, ce que l’on peut attendre de lui au vu de ses qualités littéraires.

    Au vu des illustrations, Tomás Giarello semble s’être investi dans toutes ses planches, plus qu’il ne le fait dans un comics mensuel traditionnel.

    L’intérêt du récit réside plus dans le voyage de la protagoniste que dans l’aboutissement de sa quête : voilà qui m’évoque une maxime que j’apprécie beaucoup. 😀

  • Bruce lit  

    Et bien je serai seul à mettre du bémol : pour moi c’est du trois étoiles. Pour les dessins, pour la très belle édition bliss, pour Dysart et de très belles scènes.
    Pour le reste, c’est très très répétitif quand même et c’est la première fois que Dysart semble s’embourber dans ce qu’il veut raconter.
    La double lecture ne tient que quelques chapitres mais les deux derniers de la fin ne laissent plus aucun doute sur la nature de Solveig et ouvre la voie à une saison 2 que mon sixième sens pressent qu’elle ne sortira jamais.
    J’ai trouvé que chaque épisode avait un déroulement similaire et que beaucoup de choses étaient mises en scène pour finalement faire du surplace.

    • JB  

      Si ça ne marche pas… 🙂 Pour une suite, je crois que c’est mort : de mémoire, la narratrice indique dans les dernières pages qu’à partir de ce moment-là, ses souvenirs sont plus confus. J’ai continué à y croire sur la fin à cause d’une image de Solveig ensevelie sous la neige (et de l’improbabilité de la survie de son vieux protecteur), mais la double lecture est fortement fragilisée, effectivement.
      Je pense que la relative déception de Pyrate Queen m’a fait plus apprécié le travail de Dysart, que j’ai lu dans les mêmes temps.

  • Alchimie des mots  

    bonne analyse merci! c’est vrai que l’on s’attend à un nième récit épique et ton retour m’a evlaire sur le sujet.
    l’aspect de la remise en cause des valeurs est devenu courant dans ce genre de récit mais ça a l’air intéressant.
    merci du partage !

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