CATWOMAN LONELY CITY par Cliff Chiang
Un casse décortiqué par JP NGUYENVO : DC Comics
VF : Urban
1ère publication le 7/03/23 – MAJ le 11/08/24
CATWOMAN LONELY CITY est un récit en 4 chapitres de 48 pages, publiés en 2021-2022 chez DC Comics, dans la collection Black Label. Scénario, dessins, encrage, couleurs, lettrage : tout a été entièrement réalisé par Cliff Chiang, homme-orchestre à la baguette d’une fugue en mode majeur, où la féline mais vieillissante Selina Kyle, alias Catwoman, revient à Gotham City après un long séjour derrière les barreaux, pour monter un casse grandiose.
Dans cet article, les spoilers se tiendront à carreau pour ne pas enfreindre leur conditionnelle.
A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
L’histoire débute dix ans après la « Fool’s Night » qui a vu le Joker provoquer des émeutes meurtrières avant de se faire exploser, en emportant avec lui le Commissaire Gordon et… Batman ! Pendant la décennie suivante, Catwoman a du purger sa peine à la prison de Blackgate tandis que Harvey Dent, réhabilité, devenait maire de Gotham et instaurait un climat ultra-sécuritaire, s’appuyant aussi bien sur le fichage et la surveillance numérique que sur des patrouilles de « Bat-Cops » armés jusqu’aux dents. Alors que Dent vise une réélection face à son adversaire politique Barbara Gordon, Selina Kyle s’organise pour accomplir la dernière volonté de Batman : récupérer « Orpheus », un secret conservé dans la Bat-Cave, devenue un sanctuaire impénétrable, placé sous très haute surveillance.
Âgée de 55 ans, Selina n’est plus aussi affûtée qu’autrefois : ses genoux, en particulier, lui font souffrir le martyr. Pour accomplir le braquage de la Bat-Cave, elle va s’entourer de comparses, dont certains sont d’anciens ennemis de l’homme chauve-souris. En renouant avec la clandestinité, elle deviendra, malgré elle, un symbole de rébellion pour des citoyens de Gotham malmenés par la dérive autoritaire du maire Harvey Dent.
A L’OMBRE DE MISTER MILLER
En grand fan de Frank Miller, la première chose que j’ai remarquée en m’embarquant dans ce récit, c’est l’hommage appuyé à DARK KNIGHT RETURNS et BATMAN : YEAR ONE. Au premier, LONELY CITY emprunte sa pagination, sa structure en quatre chapitres et son pitch du retour après dix années d’absence. Quant au second, Cliff Chiang en reprend des éléments de charte graphique (le placement des textes servant de repères temporels, la palette de couleurs) et plusieurs dessins font directement écho à ceux de David Mazzucchelli. Sur la page introductive du premier chapitre, Selina, de dos, s’enfonce dans les rues de Gotham, tout comme le faisait Bruce Wayne pour sa première mission sous couverture dans YEAR ONE. J’ai aussi relevé la posture de Selina devant les stèles de Wayne Manor et celle de Barbara Gordon dans la chambre de son fils, dans le quatrième chapitre. Cliff Chiang réussit à incorporer ces clins d’œil visuels en dépassant le simple « swipe », puisqu’il garde sa propre grammaire graphique. Mais les angles de vue et le cadrage, et surtout la pertinence de leur utilisation m’ont rendu ces quelques images immédiatement reconnaissables et m’ont fait sourire intérieurement. J’ai apprécié ce fan-service intelligent, dispensé avec parcimonie : Cliff Chiang ne réalise pas un collage d’éléments empruntés à Miller ou Mazzucchelli : il raconte son histoire, avec une grande maîtrise du découpage, limpide et immersif.
Lorsque Selina dépose des rose sur la tombe de Bruce Wayne, que Catwoman et Croc s’entraînent ensemble pour retrouver la forme ou que les dix années d’incarcération de la voleuse sont évoquées sur deux pages : dans toutes ces scènes, et bien d’autres, on vit l’action au côté des protagonistes et on ressent tour à tour, la tristesse, l’excitation, la solitude…
GOTHAM AND MUCH MORE
Car heureusement, cette histoire ne reste pas dans l’ombre des œuvres Milleriennes : la Catwoman de LONELY CITY est une synthèse de plusieurs décennies de récits, que l’auteur évoque dans des flashbacks ou au détour de certains dialogues, parfois « méta », comme celui où le jeune hacker au service de Selina lui confie avoir eu un poster d’elle dans sa chambre d’ado, dans son costume violet (un look très sexualisé des années 90, immortalisé par Jim Balent…).
Mais là où Frank Miller avait fait de Selina Kyle la dirigeante d’une agence d’Escort Girls dans DKR, Cliff Chiang lui fait refuser très fermement la proposition du Pingouin de servir d’hôtesse dans son club. Ayant très bien tiré parti du nouveau statu-quo de Gotham, Oswald Cobblepott est à la tête d’un luxueux casino et surtout de toutes les opérations de blanchiment d’argent du secteur. C’est d’ailleurs un des attraits du pitch, de découvrir, dans cet univers alternatif, ceux qui ont survécu à la Fool’s Night et ce qu’ils sont devenus. L’auteur revisite ainsi le Bat-verse et déborde même par moments vers les territoires de l’occulte du DC-verse, quand Jason Blood s’invite dans le récit.
Ancré dans l’univers DC, LONELY CITY n’oublie pas d’évoquer le monde contemporain. A sa sortie de prison, Catwoman constate les changements de la société. Outre l’inflation, la quasi-hégémonie du numérique en tant que moyen de paiement ou d’identification, la gentrification des centres-ville, la défiance des citoyens envers un pouvoir politique cachant de moins en moins bien sa corruption, le recul des libertés au nom de la sécurité, le racisme systémique sont autant de thématiques évoquées au fil des chapitres, qui permettent à cette histoire de dépasser son statut d’hommage à des bat-hits des années 80 pour atteindre celui d’œuvre à part entière, reflet de son époque et traçant son propre sillon.
Alors que DKR était crépusculaire, le CATWOMAN de Cliff Chiang recèle beaucoup plus d’optimisme. L’humour y trouve sa place, et le bedonnant Killer Croc n’est pas le seul ressort comique : Edward Nygma ou Poison Ivy ne sont pas en reste. Dans la catégorie revisite du Bat-verse, j’ai préféré cette lecture au WHITE KNIGHT de Sean Murphy, qui comportait quelques ingrédients similaires (vilain réhabilité, contestation sociale) sans provoquer d’empathie chez ce lecteur. Ici, les personnages existent et si l’on se passionne pour la quête de Selina pour trouver Orpheus, c’est aussi parce que la dame part à la recherche d’elle même et du temps perdu derrière les barreaux.
LE TEMPS RETROUVÉ
Il y avait longtemps que je n’avais pas été aussi captivé par un récit de super-héros. Que voulez-vous, avec l’âge, on se dit qu’on en a beaucoup vu et on s’imagine, à regret, que le meilleur est derrière nous. Mais vous avez beau être un vieux de la vieille et connaître les ficelles, quand un tour est bien exécuté, on s’y laisse volontiers prendre. Une cambrioleuse entre par effraction dans votre paysage mental, dépoussière vos vieilles idoles et fait disparaître vos certitudes. Et ainsi, elle vous fait un cadeau remarquable.
Une voleuse qui donne au lieu de prendre ? Un paradoxe de plus, pour un récit qui m’a enthousiasmé et auquel je reprocherais seulement un titre trompeur. Selina n’est pas seule, dans cette mini-série qui la voit reconstituer une équipe puis une nouvelle famille. CATWOMAN LONELY CITY a été un grand moment de lecture pour moi, passé en très bonne compagnie. Alors, pas si solitaire que ça, notre Féline Fatale ? Sauf si, par solitaire, on évoque le diamant scintillant !
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La BO du jour :
Cliff Chiang a rendu hommage à Miller avec talent.
Chris Isaak a fait de même pour Roy Orbison.
Pourquoi ce titre ? Et bien si je ne devais avoir lu qu’un seul bouquin ce mois-ci, ce serait ce LONELY CITY !
Hello JP.
Tu es tellement doué que je n’ai même pas besoin, (je l’avoue honteusement, mais je suis au boulot), de lire intégralement ton papier, pour y apprécier de superbes envolées textuelles et surtout y déceler ton coup de cœur. Donc, comme j’ai sorti de son rayonnage ce titre à la couverture accrocheuse jeudi chez mon libraire favori, je ferai plus que ca la prochaine fois sans doute 😉
Merci.
Eh bien, je suis tentée par cette lecture… Le style d’abord, et puis Selina vieillissante, ça me parlera peut-être plus… Je vais jeter un oeil.
Merci pour cette critique !
Que j’ai aimé cette lecture !!!
un des meilleurs récits DC que j’ai lu depuis bien longtemps !
Ça donné envie de le relire, merci pour le partage