Égérie

Fatale 4 – Toutes les larmes du ciel par Ed Brubaker et Sean Phillips

Il s'est passé quelque chose

Il s’est passé quelque chose ©Image Comics

VO : Image

VF : Delcourt

AUTEUR : PRÉSENCE

Ce tome fait suite à À l’Ouest de l’Enfer (épisodes 11 à 14). Il contient les épisodes 15 à 19, initialement parus en 2013/2014, écrits par Ed Brubaker, dessinés et encrés par Sean Phillips, avec une mise en couleurs d’Elizabeth Breitweiser.

Il s’agit du quatrième tome dans une histoire complète qui en compte 5 ; il faut impérativement avoir commencé par le premier.

De nos jours, Nicholas Lash est transféré dans une autre prison. Dans sa cellule, il lit « The losing side of eternity » de Dominic Raines (son oncle) ; il se rend compte que le manuscrit original a été amputé de quelques phrases, parfois une scène entière. Lors de son entretien suivant avec son avocat, un individu (prénommé Nelson) tranche la gorge de ce dernier et fait évader Nicolas Lash, pas entièrement convaincu qu’il s’agisse d’une initiative heureuse.

En 1995, Lance vient de commettre un cambriolage à main armée, sans effusion de sang. Il rentre en voiture vers le manoir acheté par le groupe de rock « Amsterdam » dont il fait partie. Sur la route, il s’arrête pour secourir une femme à la tête ensanglantée, vêtue uniquement d’un drap : Josephine.

Le prologue est consacré à l’intrigue principale, avec les avanies subies par Nick Lash, intéressant, mais sans plus. Le braquage à main armée évoque immédiatement les bons souvenirs associés à la série Criminal. La découverte de Jo quasi nue sur la route, prise dans le faisceau des phares, sous une pluie battante évoque les polars des années 1950.

Une femme nue et sans défense sous la pluie, au milieu de la route

Une femme nue et sans défense sous la pluie, au milieu de la route©Image Comics

Ed Brubaker est dans son élément, et il le maîtrise. La suite est un délice de bout en bout. En découvrant les couvertures des chapitres, le lecteur peut avoir un moment de recul, en se disant que faire jouer à Jo le rôle de groupie est un peu facile. C’est sous-estimer les auteurs.

Dans les tomes précédents, Brubaker et Phillips s’étaient attachés à montrer en quoi les dons de Josephine sont une malédiction et pervertissent toutes ses relations avec les autres êtres humains. Voilà que les circonstances ont annihilé sa capacité à maîtriser ses pouvoirs et qu’elle se lâche un peu.

Joséphine se lâche un peu

Joséphine se lâche un peu©Image Comics

De manière surprenante dans un comics américain, Josephine paye de sa personne et est représentée nue à plusieurs reprises, une nudité frontale. Les dessins restent dans le domaine de l’érotisme soft, et il ne s’agit que de quelques cases réparties sur 3 ou 4 pages. Néanmoins ces cases suffisent à montrer la force de l’érotisme débridée du personnage. L’intelligence des auteurs évite l’écueil de la femme objet, car Jo n’est jamais une victime de violences physiques.

Dans ce contexte, l’évocation d’un groupe de rock (bon, peut-être de grunge) est savoureuse de bout en bout, avec cette égérie exceptionnelle, et ces petits braquages pour financer la vidéo. Brubaker réussit à créer une situation digne des groupes de rock les plus glauques, sans donner l’impression de plagier l’histoire de l’un ou l’autre. Jo est entièrement à sa place en tant qu’objet du désir, sans pour autant devenir un cliché ou un stéréotype.

La muse et l'égérie d'un groupe de rock

La muse et l’égérie d’un groupe de rock ©Image Comics

Les membres du groupe sont dans la panade créative, de manière crédible, là encore en évitant les stéréotypes. La petite amie embarquée dans cette situation (Darcy) fournit un point de comparaison par rapport au comportement aveugle des hommes. Les rebondissements ne manquent pas, tout découlant avec naturel de la situation. C’est magique du début à la fin.

L’alchimie incroyable entre Brubaker et Phillips fonctionne à plein, comme si le récit avait été conçu et réalisé par une seule et même personne. Phillips conserve son parti pris graphique très précis, avec des traits un peu grossiers qui apportent une impression de spontanéité, pour un aspect visuel plus vivant et légèrement plus noir.

Des traits à la fois grossiers & précis, spontanés & nuancés

Des traits à la fois grossiers & précis, spontanés & nuancés©Image Comics

À de multiples reprises, il en dit plus en une case toute simple qu’un chapitre entier de roman. Il s’approprie le stéréotype de la femme dévêtue dans le faisceau des phares d’une voiture, pour en donner une interprétation personnelle et unique (grâce aux plis du drap).

Une case suffit pour que le lecteur apprécie l’architecture remarquable (sans être outrée) de la demeure acquise par le groupe de rock. En surface, les traits semblent avoir été tracés à la va-vite (pas très droits et pas jointifs) ; dans le détail c’est une demeure à l’agencement unique et réaliste.

À l’intérieur, il suffit d’une case pour apprécier la décoration de la chambre de Lance, avec sa collection de disques vinyles qui en dit long sur sa passion. Il suffit d’apercevoir une fois Darcy sur le siège des toilettes pour constater sa solitude au milieu de ces musiciens peu attentionnés.

Sean Phillips est tout aussi doué pour concevoir le découpage d’une séquence, et en faire ressortir toutes les émotions possibles. La scène où un personnage se noie dans la cuvette des toilettes est horrible, sans aucune exagération pour augmenter la dramatisation.

La frustration de Nicholas Lash à constater les coupures dans le texte

La frustration de Nicholas Lash à constater les coupures dans le texte ©Image Comics

Les scènes de crime sont difficiles à soutenir, non pas à cause de litres d’hémoglobine ou de plaies dessinées de manière clinique, mais à cause d’un registre expressionniste en retenue. Bien sûr Jo est magnifique de bout en bout, tout en restant ambiguë, complexe et habitée par des sentiments nuancés.

Dans ce quatrième tome, il est visible que Brubaker a profité du succès de la série pour développer ce chapitre, et que les auteurs se font plaisir. Il ne s’agit pas d’un plaisir solitaire pour faire durer la série, mais d’un approfondissement de la figure de la femme fatale, dans un autre contexte qui s’émancipe des stéréotypes qui lui sont attachés. L’amateur de rock pourra reconnaître l’égérie, dans une configuration inédite. Josephine continue d’attiser le désir des hommes, également dans circonstances différentes des tomes précédents.

Encore une réaction bizarre devant le portrait de Josephine

Encore une réaction bizarre devant le portrait de Josephine©Image Comics

9 comments

  • Bruce lit  

     » La scène où un personnage se noie dans la cuvette des toilettes est horrible, sans aucune exagération pour augmenter la dramatisation. » Je partage complètement cette analyse. Mais pas forcément là où l’on croit. Ce qui est horrible à mon sens dans cette scène n’est pas la mort de ce type, mais plutôt la séquence où Joséphine assiste ( dans un premier temps) avec jouissance au pouvoir de vie et de mort dont elle dispose.

    Phillips dessine cette superbe femme décrite la plupart du temps comme une victime, les bras croisés, satisfaite de voir sa victime la tête plongée dans l’eau des chiottes. Voilà qui m’a profondément dérangé. Je partage également ton opinion sur les traits grossiers de phillips. Pour ma part, je ne suis pas très fan….

    J’avoue avoir un rapport ambivalent avec Brubaker. Je lis avec plaisir ses bouquins et ressort toujours frustré au point de vouloir les revendre. Il y manque toujours quelque chose. Je sais d’ores et déjà que si la fin de Fatale n’est pas à la hauteur, tout partira au bac à soldes. Avec Fatale, il raconte quand même la même histoire sans réelle évolutions mais avec des personnages différents.

    • Présence  

      Je suis d’accord avec ta remarque sur une autre dimension horrifique, celle de la jouissance de Josephine à utiliser son pouvoir.

      En fait j’apprécie beaucoup cette capacité de Phillips à réaliser des dessins à la fois précis, et à la fois rugueux (adjectif utilisé parce que je n’arrive pas à mieux préciser mon ressenti). C’est remarquable qu’il réussisse à conjuguer détails et spontanéité apparente.

      Pour ta dernière remarque, je serais prêt à ne conserver que les tomes 3 & 4, pour leur narration pénétrante sur les différentes facettes du fardeau de la beauté qui en vient à gommer l’individualité de la personne, qui n’est n’est plus perçue par les autres que comme un objet de beauté.

  • Tornado  

    Toujours pas lu. Quand je pense que je n’ai lu que le premier Criminal !
    En revanche, j’avais trouvé ça tellement bon que j’avais acheté, les yeux fermés, tout Sleeper, Incognito et… Fatale ! (et même Velvet)…

    • Présence  

      Il ne te reste plus qu’à lire Fatale en premier, car j’aimerais beaucoup lire un article sur le tome 5 rédigé par Bruce ou toi, pour avoir un autre avis sur la fin (en fait je redoute le jugement impitoyable de Bruce…).

  • Stan FREDO  

    Avec Présence (Hello!), je suis un grand fan de cette série et des précédentes expéditions communes de Bru’ et Phillips. sans parler de la série mensuelle en cours (4The Fade Out’), à laquelle je me suis abonné directement auprès du comic shop local. J’aime beaucoup les dessins de Phillips. Le week end dernier, j’ai fait l’acquisition d’un « one shot » de la série Criminal (dans la version « Savage Sword Of Criminal » !?!) qui est excellent – bien entendu – et qui me paraît ouvrir vers… une suite ?

    • Présence  

      Hello Stan ! J’avais raté ce numéro spécial de Criminal (très drôle la couverture Savage sword of… que j’ai été voir sur le site d’Image), sinon je l’aurai au moins feuilleté en boutique.

  • Jyrille  

    Il faudra que j’essaie un jour Criminal ou Fatale. Ca me parle. Pour information, la scène d’introduction où Joséphine est nue sous des draps dans les phares d’une voiture doit être une référence directe à la scène d’introduction de En quatrième vitesse de Robert Aldrich, un classique du film noir des années 50 que je n’ai vu enfin que récemment. Ce film est d’ailleurs surtout connu pour cette scène introductive (magistrale) et sa longue scène finale.

    Dans le film, une fille court nue sous un manteau sur une route avant d’être prise dans les phares de la voiture de Mike Hammer, qui s’arrête donc et la secoure. Là le générique commence, avec la musique, mais toujours avec la respiration saccadée de la fille, qui reprend lentement son souffle.

    • Présence  

      Merci beaucoup Jyrille pour cette référence. En écrivant cet article, je me demandais quelle était l’origine de ce stéréotype de la femme nue sur la route (sans arriver à me rappeler du film d’Aldritch que j’ai vu il y a fort longtemps).

  • Présence  

    Je vois bien le parallèle avec Jesse Custer. Ce que j’ai apprécié dans Fatale, c’est que les conséquences de son « pouvoir » sont très proches de la réalité, du comportement de certains hommes capables de se comporter de manière qui sortent de l’ordinaire pour les yeux d’une beauté, ou du comportement de certaines femmes très belles ayant adopté une attitude cassante pour couper court à une drague systématique.

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