Du Rouge au Blanc (Le premier meurtre)

Le Premier Meurtre, par P. Craig Russel, d’après Neil Gaiman

1ère publication le 13/11/16- Mise à jour le 10/06/18

Sobriété. Vous êtes dans le ton

Sobriété. Vous êtes dans le ton

Par : TORNADO

VO : Dark Horse

VF: Delcourt

Toutes les illustrations sont la propriété de Russel/Dark Horse/ Delcourt

Le Premier Meurtre est un graphic novel entièrement réalisé par P. Craig Russell. Il s’agit de l’adaptation d’une pièce radiophonique écrite par Neil Gaiman, l’auteur de Sandman . Le comic-book a été publié initialement en 2002. Mais cette nouvelle édition est agrémentée de 40 pages de bonus (pour un total de 100 pages), décortiquant la genèse de l’album originel.

Il est à noter que, plus récemment, P. Craig Russell a de nouveau collaboré avec Neil Gaiman en adaptant l’un de ses romans dans le magnifique L’Étrange Vie de Nobody Owens.

Une entrée en matière plutôt naturaliste

Une entrée en matière plutôt naturaliste

Le Pitch : Un père de famille d’une trentaine d’années se remémore une étape étrange de sa vie : Il y a dix ans, alors qu’il était coincé à Los Angeles à l’occasion d’une escale en avion, il rencontrait un homme énigmatique qui lui demandait une cigarette. Se sentant redevable, l’homme en question lui racontait une histoire en échange de son geste généreux. Cette histoire était celle du premier meurtre, au Paradis, lorsqu’il n’existait encore que les anges. Ces souvenirs résonnent de manière particulièrement étrange car, au delà de cette histoire saugrenue (l’homme prétendait qu’il était présent au Paradis), ils sont nimbés par des « blancs », des moments d’oubli qui demeurent inexpliqués…

On le savait déjà : Neil Gaiman est un grand. Un immense conteur, capable d’imaginer des récits simples sur le principe, mais profondément ambitieux dans le fond.
Cette histoire ne fait pas exception à la règle. A la fois relecture de nos fondements théologiques judéo-chrétiens et fable sur la nature imparfaite de l’homme entant que projet de la création dont les voies seraient impénétrables, l’articulation du récit est jalonnée de plusieurs étapes savamment distillées qui culminent sur un twist inattendu redistribuant complètement les cartes du récit. Un final majestueux, qui redéfinit les fondements de l’histoire en lui apportant une soudaine profondeur sur l’idée même de meurtre entant qu’acte exclusivement humain, avec tout ce que cela comporte de complexité philosophique.

Voyage aux origines de la création

Voyage aux origines de la création

Une fois le livre refermé, on hésite entre deux impressions contradictoires : D’un côté, l’enchantement que nous a procuré la lecture est bien présent. Mais d’un autre côté, un trouble persistant, causé par le twist assez terrifiant venu au dernier moment changer notre vision du récit, s’installe durablement. En effet, l’espace d’un instant, les auteurs insèrent le doute en notre esprit : Et si, nous aussi, avions évacué un souvenir si terrible, si impie, que nous l’aurions fait disparaître de notre mémoire, au point de se croire vierge de tout mal ? L’être humain posséderait-il la capacité d’une mémoire sélective propre à effacer les souvenirs les plus terribles de son existence ? Aurions-nous été capable de faire du mal, voire de tuer quelqu’un et d’effacer ce meurtre de notre mémoire afin de pouvoir continuer à vivre ? Ce n’est pas à proprement parler ce qu’il se passe dans Le Premier Meurtre, mais c’est une réflexion dérangeante qui vient nous bousculer au bout du compte.

Le premier amour et le premier meurtre. Les deux seraient-ils liés ?

Le premier amour et le premier meurtre. Les deux seraient-ils liés ?

Le lecteur, néanmoins envoûté par cette expérience, en ressort avec une vision accrue de la nature humaine, et une nouvelle idée de la notion de « jugement », tellement difficile à saisir au sein de notre espèce évoluée, sans cesse tiraillée entre la multitude de ses sentiments contraires.
Et ce n’est pas la moindre des réussites d’avoir relevé un tel défi en seulement soixante pages de bande-dessinée. Evidemment, Neil Gaiman & P. Craig Russell n’ont pas la prétention de nous expliquer les origines de la création, mais ils nous livrent une fable à la fois claire et profonde sur l’âme humaine, sur les mystères de nos croyances et de nos questionnements mystiques, le tout mâtiné d’une poésie élégante et épurée.

Puisque l’on parle d’épure, il convient d’observer un peu le travail de P. Craig Russell entant que narrateur séquentiel. Ses dessins sont fortement dépouillés, presque frustes et parfois même esquissés. Mais il se dégage de cet ensemble une impression de raffinement intense, comme un idéal de ligne claire. Certes, les décors sont réduits à leur présence la plus infime mais, un peu comme dans les meilleurs albums de Tintin , on ne voudrait pas en ajouter, comme si chaque élément était parfaitement à sa place, et qu’il ne fallait surtout pas le déplacer, ni ajouter ou retirer quoique ce soit.
La narration en elle-même est d’une précision diabolique et l’on sent une maitrise aguerrie de l’art séquentiel, dont le découpage, les cadrages, les points de vue, les dialogues et les expressions confinent à la perfection maniaque, sans être aseptisés. Car l’ensemble est superbement écrit, ponctué de notes d’esprit et de mélancolie, avec un sens consommé du détail sémantique (ne serait-ce que pour noter que Los Angeles est un écho, en négatif, de la véritable cité des anges originelle !). Et les quarante pages de bonus ajoutées à cette édition confirment bel et bien le travail impressionnant accompli par ce grand monsieur du monde des comics, où l’on précise bien que le moindre détail qui ne servait pas l’histoire a été scrupuleusement évacué…

 Les deux versions de la cité des anges !

Les deux versions de la cité des anges !

Cette création, relativement courte, confirme donc la rencontre d’un conteur exceptionnel et d’un adaptateur hors-pair. Une superbe histoire, une fable profonde et poétique, portée par une mise en forme aussi épurée que sophistiquée. Une leçon de bande-dessinée dont la simplicité apparente dissimule des trésors de savoir-faire ainsi qu’une véritable réflexion philosophique sur la nature humaine.
Et quand le fond et la forme offrent une telle communion au sein d’un simple divertissement, on se demande encore pourquoi on passe autant de temps à lire autre chose…

 Et là, dans ma mémoire, il y a comme un blanc…

Et là, dans ma mémoire, il y a comme un blanc…

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Fin de notre Magic Semana avec un magicien des mots : Neil Gaiman mis en image par Craig Russell pour nous raconter un thriller au Paradis : Le premier meurtre. Une enquête retranscrite par l’ange déchu mais pas déçu, Tornado
La BO du jour :

Rappelez vous du passé au Paradis avec le demi-dieu Stevie (et oubliez l’épouvantable reprise du non moins ép(r)ouvantable Coolio).

10 comments

  • JP Nguyen  

    Ahahah, Tornado le VRP est de retour ! Celui-là, tu me l’as bien vendu, je vais le prendre sans hésiter ! J’apprécie beaucoup P Craig Russel (davantage aujourd’hui que dans ma jeunesse…).

    Une remarque quand même sur : « pourquoi on passe autant de temps à lire autre chose… » Je crois que c’est Présence récemment qui disait qu’il aimait bien varier les lectures et les registres, et j’aurais bien tendance à le rejoindre sur ce point là. Ne pouvant prétendre au statut de lecteur tout terrain comme lui, ma bande (dessinée) passante est moins large mais j’aime quand même varier les plaisirs…

  • Tornado  

    Cette remarque, bien entendu, c’était un peu de provoc.
    Mais il n’empêche que c’est celle que je me suis faite en lisant cet album. Quand on tient un truc qu’on vient de trouver tellement bon, qu’on prend conscience qu’avant de le lire, on a lu une tonne d’excréments ! 😀
    Mais sinon, j’aime aussi lire plusieurs genres de choses. Disons que je deviens de plus en plus sélectif, par contre.

  • Matt  

    Eh ! T’as réussi à faire un article court ! Sur un truc que t’as aimé pourtant^^
    Je taquine hein, je fais des articles longs aussi…

    Eh bien que dire ? Bon…je ne relèverai pas la provoc, JP l’a déjà fait^^
    Cela semble intéressant mais bizarrement difficile à cerner avec ton article. Pour éviter les spoilers surement. Mais je ne sais pas quoi en penser. L’histoire du premier meurtre, d’un acte humain, de choses horribles qu’on peut oublier. OK. Il a tué la madame dans le dernier scan ?^^
    Je sais que tu ne répondras pas, c’est le principe du no spoil. A voir. C’est intrigant en tous cas.

  • JP Nguyen  

    Ah oui, et sinon, remarque à haute valeur ajoutée, le titre de l’article me faisait songer à du pinard… Avec le fameux adage, « Blanc sur rouge, rien ne bouge. Rouge sur blanc, tout fout le camp. »
    Désolé de commentaire un peu v(a)in…

  • Bruce lit  

    En mettant en forme ton article, tu m’avais donné envie de le lire. Je l’ai donc acheté, lu cette semaine pour être synchro avec la publication de ton article et l’ai revendu ce matin. 3 étoiles en ce qui me concerne. Je me suis senti moins concerné, emporté, intéréssé par Nobody Owens.
    J’ai passé un beau moment à le lire même si le côté très lisse du dessin de de Russel n’est pas ce que je préfère.
    C’est du Gaiman, pur jus, intelligible et surprenant vu les deux twists. On y trouve sa touche pour mettre en scène des « familles » de personnages. Maintenant, ça manque un peu de tension pour un thriller, les anges sont plus benêts les uns que les autres et je trouve que Gaiman aurait pu mieux les écrire que le registre habituel d’imbéciles heureux…
    L’écriture de Gaiman est finalement plus réussie que l’histoire en elle même qui n’a d’originalité que d’être transposé au Paradis.
    Le twist final m’a aussi surpris qu’agacé en fait. Je trouve que l’histoire aurait pu être d’avantage développé, les caractères un peu plus creusés. L’ange narrateur, je trouve qu’il n’a pas beaucoup de similitude entre son avatar jeune et clodo.
    C’est une bonne lecture, loin d’être un chef d’oeuvre et je ne me vois pas le relire plus que ça.
    Mais j’ai bien aimé. Merci.

  • Présence  

    Agréable relecture pour cet article que j’avais déjà eu l’occasion de découvrir sur une autre site. J’avais lu cette histoire en 2010 et je l’avais bien aimé, à la fois pour l’intrigue, à la fois pour les dessins. J’aime beaucoup comment tu expliques le travail d’adaptation de Phillip Craig Russell et comment il a procédé pour ne conserver que l’essentiel. A l’époque, la consistance variable des arrière-plans ne m’avait pas marqué.

    Il m’a fallu pas mal de temps (plusieurs années) pour apprendre à apprécier l’élégance et le soin avec lequel Russell choisit chaque trait. Ce n’est qu’en relisant l’épisode Ramadan de Sandman, l’adaptation de Dream Hunter de Sandman, et ses adaptations d’opéra que petit à petit j’ai fini par devenir sensible à la délicatesse et à la justesse de ses bandes dessinées. Je me souviens aussi qu’il avait réalisé une adaptation d’une nouvelle de Robert Erwin Howard « Conan and the Jewels of Gwahlur », proposant une interprétation personnelle du personnage.

  • Jyrille  

    A short Tornado ! Incredible ! 🙂 J’aime ce qu’ont fait Gaiman et P. Craig Russell sur Sandman mais je dois avouer que ce n’est pas mon type de dessin favori.

    L’histoire a l’air maligne et intéressante mais cela ne m’interpelle pas pour le moment.

  • Patrick 6  

    Et bien alors là je suis bien embêté car si je sais que je l’ai lu cete BD (et qu’elle dort encore sur mes étagères) je n’ai pourtant gardé aucun souvenir de cette lecture ^^

    Il faut dire que si j’adore le style de Craig Russell ses adaptations de Gaiman (traduisez le maitre n’a participé ni de prés ni de loin à l’élaboration de la BD) me laissent un généralement un brin perplexe. Par exemple j’étais totalement passé à coté de Nodoby Owens qui ressemblait pour moi surtout à une compil de petites histoires (une bd à sketsch quoi) plus qu’à un récit homogéne et continu…

    Bref tout ça pour dire que comme toujours les bons dessinateurs ne font pas les bons scénaristes (ou les bons adaptateurs disons)
    Tu m’as quand même mis le doute, il faudrait que je relise cette BD au moins pour m’assurer que je n’ai pas changé d’avis 😉

  • Tornado  

    Et bien pour ma part c’est l’extrême inverse : Je trouve que le travail d’adaptation de P. Craig Russell est une franche réussite et que ça donne d’excellents comics, avec un merveilleux sens de l’équilibre entre l’émotion et la simplicité. Je vais me jeter sur son adaptation à venir d’American Gods.

  • Mantichore  

    Pour être précis, l’album est l’adaptation d’une nouvelle de Neil Gaiman, qu’on trouve dans son premier recueil, « Miroirs et fumée ». Il l’a ensuite adaptée en pièce pour la radio.

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