Je ne pars pas avec toi. Je vais dans la direction opposée. (Jesuit Joe et autres récits)

Jesuit Joe et autres récits, par Hugo Pratt

Un article de BARBÜZ & PRESENCE

VF : Casterman

Hiératique © Casterman   

Ce tome regroupe trois histoires indépendantes : JESUIT JOE (parution initiale en 1980), LA MACUMBA DU GRINGO (1977) et À L’OUEST DE L’ÉDEN (1979). Ces histoires ont été réalisées par Hugo Pratt (1927-1995) pour le scénario, le dessin, et la couleur. Chacune compte quarante-huit planches, toutes en couleurs. L’édition de 2020 se termine avec une postface dense de sept pages, intitulée ÉVANESCENCE, TRANSCENDANCES, IMMANENCES ; elle a été rédigée par le critique de cinéma et de bande dessinée franco-italien Francesco Boille.

JESUIT JOE

Quelque part dans une zone sauvage du grand Nord canadien, en plein hiver, Jesuit Joe toque à la porte d’une cabane : pas de réponse. Il y pénètre et découvre une enveloppe sur la table et un uniforme de caporal de la Gendarmerie royale du Canada dans l’armoire. Il s’installe, mange un biscuit puis se change, revêt l’uniforme, endosse le chaud manteau et allume une cigarette. Soudain, des coups de feu retentissent : trois hommes tirent sur Jesuit Joe depuis l’extérieur. Alors qu’ils s’approchent, Jesuit Joe se jette par la fenêtre et les abat tous les trois, chacun d’un seul coup. Il sort ensuite un couteau et les scalpe. Plus tard, il récupère un canoë caché dans la végétation et le met à flot. Il entend bientôt des bruits de tambour. Toujours silencieux, il rejoint la rive, met son canoë à sec et se dirige vers la source du bruit. Il découvre un Indien Cree en train de danser autour d’un nouveau-né dans un porte-bébé dorsal…

L’histoire se déroule vraisemblablement au début des années 1930, bien que l’époque soit difficile à établir précisément. Elle met en scène Jesuit Joe, un métis, qui semble suivre un itinéraire précis, d’étape en étape, comme s’il était parfaitement préparé. Sa présence est inexpliquée, ses objectifs ne sont pas dévoilés. Ses actions semblent préméditées : il connaît les lieux, sait où tout se trouve dans la cabane et est au courant du contenu de la lettre.

Les mots sont superflus. © Casterman 

Au fil des pages, le lecteur comprend que le personnage est l’agent d’une certaine vengeance ; il applique la peine capitale sans pitié. Son adresse au revolver est aussi stupéfiante que sa cruauté, puisqu’il scalpe toutes ses victimes. L’homme semble étranger aux notions de pardon et de compassion. Son visage reste absolument inexpressif du début à la fin ; insondable, indéchiffrable. Ses raisonnements décidément bien étranges l’amènent à commettre des actes choquants, en témoignent les scènes de l’oiseau (page 19) et de sa sœur (page33). En revanche, il prend parfois des risques fous pour sauver une vie, notamment celle du sergent Fox.

Le lecteur ne tarde pas à spéculer sur cet énigmatique personnage, véritable loup solitaire qui semble avoir été perturbé par son éducation catholique. Cet homme possède-t-il toute sa raison ? Au nom de qui ou de quoi agit-il ? D’où tire-t-il cette clairvoyance et cette lucidité déstabilisantes ? N’est-il qu’un déséquilibré qui s’empare d’un uniforme et que ce dernier le possède au point qu’il rende la justice lui-même ? Ou l’imperceptible touche de surnaturel fait-elle de lui plus que cela ? Il est question de folie et de messages divins : si Jesuit Joe refuse de croire que son grand-oncle était fou, lui accepte la possibilité de l’être sans sourciller (page 49). Le lecteur sera libre d’extrapoler : Pratt a-t-il voulu tacher de sang l’uniforme – déjà rouge – de la NWMP, qui a participé aux répressions de la rébellion métis du Nord-Ouest (1885) ?

La région est hostile, couverte de neige, et la densité de population y est très faible (avec beaucoup de nomadisme). Les quelques cabanes ou lieux communautaires y semblent éloignés les uns des autres. Ce cadre est tout sauf fictif, bien que la traductrice – Christine Vernière – n’ait pas jugé bon d’utiliser les adaptations françaises des noms propres : par exemple, Artillery Lake au lieu de lac de l’Artillerie et le Slave pour le grand lac des Esclaves. L’action se déroule a priori dans l’Ontario. Fort Resolution et Fort Reliance ont semble-t-il bel et bien existé.

La linéarité de la narration est parfaite dans le sens où elle est absolument imperceptible malgré un seul et unique fil conducteur. Les talents de conteur de Pratt incitent plutôt le lecteur à succomber au mystère autour de cet intriguant personnage principal. Pratt exploite le silence par de nombreuses planches sans texte ; lorsqu’il y en a, les dialogues sonnent juste et sont naturels, sans maniérisme. Enfin, la chute est idéale en cela qu’elle vient s’ajouter aux questions qui agitent le lecteur.

Onomatopées © Casterman   

Le lecteur admirera l’aspect épuré, voire minimaliste du dessin, réduit à l’essentiel. Pratt, c’est évidemment cette patte unique, instantanément identifiable. Le trait est fin, pas toujours continu ; les finitions sont aléatoires, mais l’ensemble reste toujours élégant, car Pratt ne cède jamais à la tentation de l’effet gratuit ou de la surenchère. Le canoë n’est pas à demi posé sur une grande zone entre verdâtre et grisâtre : il file doucement sur un large cours d’eau paisible, avec quelques feuilles à sa surface, avec la ligne des arbres sur la rive à contrejour. Il n’y a rien de superflu et rien ne manque. Les portraits sont simplifiés, mais restent expressifs. Les postures peuvent être symboliques, mais sans raideur dans le trait. Les arrière-plans sont la plupart du temps réduits à leur plus simple expression, c’est-à-dire une simple couche de couleur unie. Pour autant, le détail n’est jamais négligé : notons les ombres des boutons de la canadienne de Jesuit Joe, son uniforme ou encore les vêtements du Cree. L’artiste ne produit jamais plus de six cases par planche, agencées en gaufrier la plupart du temps. Il utilise d’abondantes touches de noir, de la simple tache à la bande plus ou moins large et longue. Ses compositions traduisent bien l’hostilité du climat : paysages désolés, feuilles mortes qui volent au vent, étendues enneigées, noirceur des plans d’eau, ciel gris, voire blanc.

Le lecteur suppose que JESUIT JOE doit comprendre une dimension ésotérique. Peut-être la personnalité et les valeurs du personnage principal, guidé par sa conception du monde très particulière ? Mais aussi une forme de connexion avec un savoir surnaturel, ce qui expliquerait qu’il savait ce que contenait la lettre sans ouvrir l’enveloppe. Il évoque également le fait que Louis Riel (1844-1885) était le frère de son grand-père. Cette information ne parlera qu’au lecteur familier avec ce chef métis, fondateur de la province du Manitoba, meneur de deux mouvements de résistance contre le gouvernement canadien, connu aussi pour ses visions messianiques et sa révélation divine. Jesuit Joe, un redresseur de torts à l’instinct infaillible, mais aussi un rebelle à sa manière, puisqu’il refuse la loi du gouvernement et suit la sienne.

LA MACUMBA DU GRINGO

Quelque part dans le nord-est du Brésil, Mae Sabina, la prêtresse de Candomblé, se livre à une cérémonie occulte, avec chandelles et signe ésotérique sur un crâne pour tirer les cartes. Elle ne cache pas à Satãnhia – une jeune femme qui est venue la consulter – que le tirage n’est pas bon, pas bon du tout : la Lune appelle les fantômes. Elle explique à Satãnhia que son mec Gringo est lié à la carte de la Lune, le grand sommeil, la longue attente. Or la Lune est une carte de mauvais augure, son interlocutrice a une rivale, et cette rivale c’est la Mort. Sabina gifle Satãnhia, cette dernière se rebiffe en sortant un rasoir mécanique, puis le laisse tomber à terre et tombe à genoux, reposant sa tête sur les jambes de la sorcière. Ensuite elle lui confie la pedra cristalina que Gringo lui a donnée. Sabina poursuit sa divination : elle voit la mort, des soldats. Dans la jungle, un soldat tire et abat Gringo Vargas, un cangaçeiro. Ses deux comparses, Corisco et Dadã fuient à toutes jambes. Les soldats se lancent sur leur piste.

L’action se déroule au Brésil, vers 1938, dans la région Nord-Est du Brésil. Elle a pour contexte la fin de la révolte des cangaçeiros, des individus poussés au cangaço, c’est-à-dire une forme de banditisme nomade du fait des inégalités sociales abyssales dans le pays. Le dernier cangaçeiro, abattu par la police militaire en 1940, portait le nom de Corisco, qui est aussi celui de l’un des personnages de cette histoire. Quant à la macumba (et bien que ce mot n’apparaisse que dans le titre), le Larousse nous apprend que c’est « un culte proche du vaudou, pratiqué dans certaines régions du Brésil ». Au programme : répression, fantômes, araignées mortellement venimeuses et meurtres sanguinaires sur fond de passion et de folie.

Spiritisme © Casterman  

Cet album compte de nombreux figurants (surtout des militaires), mais seulement quatre protagonistes principaux :
Satãnhia, une jeune femme qui éprouve pour son mari Gringo un amour passionnel. Fougueuse, fière, vêtue d’une robe rouge à volants, fumant le cigare et dégageant une sensualité à fleur de peau, elle rappelle instantanément la Carmencita du CARMEN (1847) de Prosper Mérimée. (1803-1870). Elle véhicule un érotisme certain (pages 56, 68, 91 et 100). Forcément, son destin sera tragique.

Le second est Mae Sabina, la prêtresse de Candomblé (une religion afro-brésilienne pratiquée au Brésil) avec un talent divinatoire : elle tire les cartes du tarot à Satãnhia et essaie d’interpréter les signes. Si ses pouvoirs semblent bien réels (dont une connexion chamanique avec les araignées, dont une phoneutria, dite araignée bananière, au puissant venin), elle n’hésite pas à manier le fusil pour se défendre.

Gringo. Comme Jesuit Joe, Gringo est un métis, un « caboclo » au Brésil. Gringo est un cangaçeiro ; il en porte tous les oripeaux. Il est principalement mû par sa cause et fait peu de cas de la vie de son épouse.

Enfin, il y a Sabino ; c’est le frère de Satãnhia. C’est lui aussi un cangaçeiro. Il a développé une interprétation très personnelle sur les motivations de Judas Iscariote. Le lecteur peut y voir un délire interprétatif, une obsession messianique aux conséquences tragiques. Tenant un discours complètement halluciné, il n’a visiblement plus toute sa tête et veut être celui qui réussira à façonner au sein du cangaço un destin équivalent à celui de Jésus et de ses apôtres. L’archétype du fou de Dieu, en quelque sorte.

En dehors de l’originalité du propos (l’étonnant éclectisme et la remarquable culture générale de l’auteur seront soulignés), LA MACUMBA DU GRINGO, c’est l’histoire d’une révolte dont la fin et l’anéantissement coïncident avec celle d’une vengeance ratée. C’est une œuvre linéaire elle aussi, mais il est fort probable que son côté complètement grand-guignolesque, le manque de plausibilité de son histoire et la volubilité progressivement intarissable des protagonistes à l’approche de la conclusion finissent par venir à bout de la motivation des lecteurs les moins patients

S’il ne connaît pas les cangaçeiros, le lecteur devra se documenter sous peine de passer à côté des détails dont fourmille la partie graphique. Par exemple, ces chapeaux de cuir ornés de symboles divers que portaient les cangaçeiros. Ils étaient également réputés pour leurs odeurs corporelles fortes, c’est certainement pourquoi leurs têtes sont ici systématiquement auréolées de mouches. Le Brésil, c’est aussi un pays remarquable pour sa faune locale, et il est souvent considéré comme le pays des papillons, ce qui explique que Pratt en ait représenté tant dans cette histoire.

La réalité de la guerre : des êtres humains morts © Casterman  

Par deux fois dans ce récit, la luminosité associée à l’humidité fait que les soldats et le fuyard sont représentés par des tâches noires allongées (pages 63, 82 et 83), évoquant des sculptures d’Alberto Giacometti (1901-1966), un moment visuel extraordinaire tirant vers l’abstraction, magique. Le bédéiste joue également avec des tâches de couleurs, deux formes irrégulières formant presque par magie les ailes de papillons (page 101).

Néanmoins, toutes les cases ne sont pas d’une clarté limpide, et même si le phénomène est rarissime, l’utilité et la lisibilité de certaines vignettes ne sont pas au-delà de tout soupçon (page 62). Enfin, ajoutons à cela une minutie et des finitions largement aléatoires, ainsi qu’une forme d’exagération dans l’expressivité des visages.

Contrairement à l’histoire précédente, ici la dimension surnaturelle de l’histoire est sans aucune équivoque, entre les pouvoirs évidents de Mae Sabina et la nature de revenant de Gringo. Cela étant, elle n’est pas une fin en soi et n’est au fond qu’un moyen détourné pour développer cette histoire de vengeance au-delà des frontières du plausible, presque jusqu’à une forme d’absurdité. Les spectres peuvent également être perçus comme la métaphore d’une culpabilité refoulée, de l’inconscient des personnages.

À L’OUEST DE L’ÉDEN

Un fort perdu dans le désert. Un drapeau britannique flotte, attaché à son mât, deux crânes humains accrochés au sommet. Avec le recul, il s’agit du drapeau Red Ensign frappé d’un blason. Un soldat du Somali Camel Corps monte sur les remparts du fort et tire un coup de fusil en l’air. Le reste de la patrouille arrive à dos de dromadaires. Le lieutenant Abel Robinson du bataillon de frontière demande au soldat ce qu’il en est : celui-ci lui répond qu’ils sont tous morts. Son second ajoute qu’il fallait s’y attendre, car leur radio ne répond plus depuis trois jours. Le soldat montre au lieutenant où se trouvent les cadavres ; à leur vue, il va vomir contre un mur. Cela étant, son second lui lit une lettre trouvée près du cadavre du capitaine Spear, et vraisemblablement laissée là par Mad Mullah, le vengeur.

L’action se déroule au Somaliland, en décembre 1931 ; le pays fut une colonie britannique entre 1887 et 1960. Pratt nous conte ici une histoire de soldats (des membres du Somali Camel Corps) et de garnisons maudites dans le désert, sur fond de fantômes et de folie, en y injectant une variation sur le thème d’Abel et Caïn ainsi qu’un embryon de réflexion sur l’occupation d’un territoire par des forces armées étrangères (davantage que sur la colonisation).

La colonisation © Casterman 

À L’OUEST DE L’ÉDEN est une pièce de théâtre aussi absurde que macabre. Elle reprend l’histoire tragique d’Abel et Caïn, les deux frères, y intègre de nombreuses références mythologiques et les réincarne en acteurs de leur époque et de leur lieu. Ainsi, le capitaine Adams est-il Adam, évidemment. Ewa, une femme africaine, incarne Ève, bien sûr. Le lieutenant Robinson est prénommé Abel. Quant à Caïn, il est représenté par deux hommes : un métis puis à la fin par un capitaine de l’armée britannique. Quant à Samaël, l’ange déchu et père de Caïn, il a dans ce récit l’apparence d’un sorcier africain. Enfin, Kayin fait le lien avec Ewa (une autre forme d’Ève), liant ainsi tradition juive et mythologie africaine, imposant au lecteur cette dimension mystique du récit.

Il s’ensuit, après une course-poursuite vaine et sans résultat, un véritable dialogue de sourds entre le lieutenant Robinson et toute une galerie de personnages, Robinson tentant de s’accrocher désespérément à une réalité cartésienne qu’il refuse de voir s’effilocher alors que ses interlocuteurs ont de toute évidence les deux pieds dans un autre monde. Comme le dit si bien Samaël lui-même en page 125, « Inutile d’essayer de comprendre ». En bon occidental, Robinson, malgré des accès de folie – ou de clairvoyance – refuse de subir une histoire qu’il ne comprend pas (page 136). Malgré son désarroi profond, il fait parfois montre d’une naïveté terriblement touchante, comme lorsqu’il propose à Adams de lui prêter son étoile filante.

Là encore, la culture de Pratt pourra donner le tournis du fait de la variété de ses centres d’intérêt. Par exemple, pour pleinement saisir les finesses des dialogues, il sera nécessaire de prendre connaissance des grandes lignes de la campagne du Somaliland (1900-1920) et de la vie de Mohammed Abdullah Hassan (1856-1920).

Ensuite, beaucoup de discussions évoquent le jardin d’Éden, le paradis, et tous les protagonistes désirent pouvoir y entrer. Il n’est donc pas dénué de sens d’en déduire que ce désert et ce fort abandonné plus spécifiquement représentent le purgatoire. Le propos est truffé de références à la Genèse, le premier livre de la Bible, et au livre d’Hénoch, entre autres. S’il veut comprendre un maximum d’éléments, le lecteur devra se documenter avant de s’attaquer à ce récit, qui est assurément le plus ardu des trois à décrypter.

L’érudition de l’auteur se retrouve jusqu’à dans le vocabulaire utilisé. Par exemple, « jamadar » (le personnage du « jamadar Dharam ») était le grade le plus bas pour un officier dans l’armée indienne britannique.

Ewa et Lilith sont là-haut. © Casterman   

Il est également intéressant de noter ce bref échange autour du pétrole, qui ne représente rien pour l’autochtone, mais qui fait immédiatement appel à une forme de savoir scientifique chez l’officier britannique, qui sait que la région « est pleine de pétrole (aujourd’hui, les réserves somaliennes en pétrole et en gaz sont estimées à trente milliards de barils). Rappelons également que cette histoire a été écrite en 1979, soit à l’époque du second choc pétrolier. Comme l’exprime Kayin : « Combustion spontanée… Gaz… Je ne comprends pas et en plus je trouve ces mots très laids. Si tu avais un peu de bon sens, tu ne t’en servirais pas ! » (page 140).

Les dialogues sont hallucinés ; les discrètes et rares touches d’humour pince-sans-rire ne parviennent aucunement à alléger le propos (page 118). Mais l’ensemble pourra demeurer trop fumeux si le lecteur reste lui-même ancré dans une forme de cartésianisme et qu’il refuse de regarder au-delà d’une simple attaque de fortin britannique par un mystérieux assaillant.

La partie graphique recèle de nombreuses trouvailles visuelles : le zoom arrière très décompressé sur le Red Ensign avec les crânes (page 105), en un gaufrier parfait, les contrastes entre la petite silhouette éloignée et les plans plus rapprochés (pages 111 et 112), ou encore le lieutenant Robinson et la lune (page 134).

Pratt continue à jouer avec le minimalisme, le sous-entendu visuel tirant vers le conceptuel, et vers l’abstraction. Le lieutenant Abel Robinson comme englobé dans un rond jaune, la forme indistincte de l’ample robe rouge de Lilith. Le motif récurrent de l’horizon : une bande noire irrégulière en bas de case pour figurer le sable proche, une autre bande irrégulière de couleur sable pour l’étendue jusqu’à l’horizon, une troisième bande irrégulière plus fine et plus claire pour la brume de chaleur, et une dernière bande de couleur intermédiaire entre les deux précédentes pour le ciel… et peut-être une vague silhouette en ombre chinoise pour le rebelle, un leitmotiv visuel de haute voltige.

CONCLUSION

Les éditeurs ont fait le choix de mettre le récit le plus accessible en premier, même s’il s’agit du dernier par ordre de parution et donc de réalisation. Pratt surnommait ces albums « la trilogie des religions ». On y trouve un zeste de religion, effectivement, mais aussi beaucoup de folie et un soupçon plus ou moins prononcé de surnaturel. Si la religion est bien le déclencheur de ces tragédies, il s’agit aussi et surtout de révolte et de vengeance. Pratt, auteur de bande dessinée d’une culture générale peu commune, immortalise trois conflits aujourd’hui oubliés.

JESUIT JOE évoque en filigrane le destin des métis canadiens par l’un d’entre eux, qui va laisser une longue trace sanglante derrière lui. LA MACUMBA DU GRINGO narre les derniers jours des cangaceiros, traqués par la police militaire brésilienne. À L’OUEST DE L’ÉDEN conte les ultimes sursauts de la révolte des derviches somaliens contre l’occupant britannique.

Trois contextes, trois endroits, chacun avec son climat. La neige et le froid dans JESUIT JOE, le climat tropical et humide dans LA MACUMBA DU GRINGO, et les étendues désertiques dans À L’OUEST DE L’ÉDEN, comme si l’hostilité de la nature exacerbait la folie et l’illumination chez l’homme.

Du Giacometti © Casterman                                                                                                  

Ces trois histoires sont bien moins simples qu’il n’y paraît au premier abord. Le lecteur reste sur deux doutes à la fin du premier récit : Comment se termine-t-il vraiment, c’est-à-dire qui a tiré le dernier coup de feu ? Et comment Joseph Riel a-t-il su ce qui se trouvait dans l’enveloppe sans l’ouvrir ? Dans le second, il ne peut se résoudre à prendre au premier degré cette histoire de revenant, de vie après la mort, d’araignée et de discussion avec le spectre d’un récent défunt. Dans la dernière, la composante ésotérique prend une importance indéniable, comme un artifice secondaire, pour donner plus de goût à l’intrigue. D’ailleurs, l’interprétation qu’en fait Francesco Boille relève entièrement de ce point de vue. Ces évanescences, transcendances et immanences émanent selon lui de : Trois récits d’interprétation historique centrés sur la condition humaine des plus marginaux sous une forme onirique, trois histoires de rêve-mort, hautement symboliques […], le fond est profond, la forme est légère.

Les intrigues se déroulent de manière linéaire, avec, dans les deuxième et troisième, une explication en dernière scène qui vient rappeler ce qui s’est passé et l’éclairer avec des renseignements supplémentaires, de nature pragmatique, pour expliciter ce qui pouvait paraître arbitraire ou abscons au fil de l’eau.

Pages narrées en image, sans dialogue ni narrateur omniscient, juste quelques onomatopées, scènes d’action avec une prise de vue d’une clarté exemplaire, ou, à l’opposé, scènes contemplatives et totalement immersives, dessins épurés, savante mise en couleurs naturaliste, avec quelques touches très discrètes d’expressionnisme pour les camaïeux habillant les fonds de case… Hugo Pratt réalise des cases d’une beauté et d’une efficacité époustouflantes. Si le lecteur commence à se focaliser sur les détails, un trait ou une forme prise à part, il se dit que la main de l’artiste manque d’assurance, que les aplats de noir sont trop irréguliers, que les formes sont imprécises, que les fonds de case sont réduits à leur plus simple expression. Au fil des planches, le ressenti évolue : chaque chose est parfaitement à sa place, précisément définie. À l’opposé de dessins à l’allure naïve, il s’agit de l’essence de chaque élément qui est saisie.

Trois récits de quarante-huit pages, à l’intrigue immédiatement accessible en surface, car plus profonde qu’il n’y paraît, à la narration visuelle extraordinaire dans son évidence, dans sa maîtrise de l’essence, dans sa forme aboutie où chaque trait est signifiant et indispensable, un équilibre parfait entre description et évocation. Des histoires qui ne révèlent toute leur saveur qu’au lecteur acceptant de s’investir dans les dimensions ésotériques ou surnaturelles qu’elles charrient.

La transmigration des âmes ? © Casterman 


BO

46 comments

  • JP Nguyen  

    Merci pour la présentation exhaustive. De Pratt, je n’ai vraiment lu que LA BALLADE DE LA MER SALEE, suite à l’article de Tornado.
    Ici, la couleur apporte un plus. Ce sont des planches qui font voyager. Sur ce qui est montré, j’ai une nette préférence pour les planches muettes. Je trouve le lettrage difficile à lire et l’agencement des bulles pas très engageant.
    Si je devais le lire, je crois que ce serait en mode contemplatif et pas avec le but de décortiquer l’histoire.
    Souvenir perso : la troisième case de la première planche montrée (Jesuit Joe) avait été le sujet d’un exercice de dessin (agrandissement au carreau) en classe de quatrième…

    • Présence  

      Inattendu ce souvenir personnel : une forme de synchronicité ?

      Le lettrage n’a pas constitué un désagrément à la lecture ; il est probable que cela provienne de la diminution de résolution pour respecter les caractéristiques demandées par Bruce.

  • Ludovic  

    Je n’ai jamais lu ces bandes dessinées de Pratt mais donc si je comprends bien, c’est une des (rares, il me semble) œuvres qui soient directement conçues en couleurs ? Ou comme CORTO, les histoires on été d’abord publiées en noir et blanc ?

    • Présence  

      Pour la mise en couleurs, je n’ai pas de certitude : le site wikipedia indique qu’il y avait déjà une mise en couleurs pour la VF de Jesuit Joe en 1980. En revanche, il ne mentionne pas de couleur pour la VF des autres récits en 1977 et 1979. Elle a peut-être été réalisée par la suite.

      • zen arcade  

        La mise en couleurs est d’époque. Réalisée par Anne Frognier qui a longtemps été la femme de Pratt. Elle est d’ailleurs l’inspiration de son personnage d’Ann de la jungle.

        • Présence  

          Merci pour ces informations que je n’ai pas su trouver.

  • Nikolavitch  

    Je suis un gros fan de Jesuit Joe (et j’aime beaucoup l’adaptation ciné de 1991 aussi), mais si j’ai lu les deux autres, c’était en bibliothèque à l’adolescence, sans en garder beaucoup de souvenirs : il m’a fallu un peu de temps pour apprivoiser le graphisme de Pratt et sa narration contemplative. Il va falloir que je me penche sur cette réédition, tiens.

    à propos de Louis Riel et de la révolte des métis, Chester Brown avait produit un roman graphique, Louis Riel, l’insurgé, jadis publié chez Casterman.

    • Présence  

      Pareil : mon premier contact avec Louis Riel provient du comics de Chetser Brown. 🙂

      Je n’ai pas vu l’adaptation cinéma de Jesuit Joe.

      C’est a première fois que j’arrive à lire avec plaisir une bande dessinée d’Hugo Pratt.

  • Jyrille  

    Ca fait bien plaisir de lire Présence et de lire sur du Pratt. J’ai un vague souvenir de cette bd, j’ai peut-être lu JESUIT JOE il y a longtemps, mais quoi qu’il en soit il faudrait que je relise – et même que je l’achète puisque je ne l’ai pas.

    Pour les descriptions graphiques et narratives de Prat, c’est parfaitement résumé, chapeau bas. Je retrouve bien du Corto là-dedans.

    J’apprends ce qu’est un « cangaçeiro » et le cangaço. Je me souviens que Lavilliers chantait le Sertao. Ici encore, on peut voir le spiritisme présent chez Corto. Je ne pense pas du tout avoir lu cette histoire. De même, je ne connaissais pas Alberto Giacometti, ni le Red Ensign : toujours cette connaissance historique pointue de Pratt qui offre tellement à la lecture de Corto.

    Quoiqu’il en soit, cette réédition donne envie après cet article et sa généreuse conclusion. Je note, merci Présence et Barbüz !

    La BO : toujours pas tenté Joan Baez sérieusement. C’est chouette.

    • Présence  

      Pour les descriptions graphiques et narratives de Prat, c’est parfaitement résumé : il a fallu qu’on s’y mette à deux pour y parvenir. 🙂

      Comme tu peux l’imaginer, la contribution de Barbüz a été déterminante pour la compréhension et les références des éléments historiques.

      C’est une très belle réédition avec une postface très enrichissante.

      • Jyrille  

        Tu avais essayé Corto Maltese et tu n’avais pas apprécié ?

        • Présence  

          Il y a très longtemps, j’avais tenté la lecture d’un album de Corto Maltese, et je n’avais rien trouvé à quoi me raccrocher, au point de me tenir durablement éloigné de toute œuvre d’Hugo Pratt.

          • Barbüz  

            Pas mieux, je crois que c’est toujours intimidant de s’attaquer à un article ayant pour sujet une œuvre d’un auteur majeur. J’ai adoré « Jesuit Joe » (j’étais passé à côté du sujet à ma première lecture, mais je n’étais pas bien vieux), mais là je sais que je ne reviendrai pas à Pratt avant un moment.

          • Bruce Lit  

            Je n’aurai pas cette patience. J’ai lu JESUIT JOE et ne lui ai trouvé aucun intérêt. C’est froid, je me demande ce que ça veut raconter et ça me parle d’un monde qui ne me parle absolument pas. J’aime donc Pratt par procuration, la vôtre car je serait bien incapable d’en dire du bien.

          • Présence  

            C’est froid : c’est par le biais de la narration visuelle, des images que j’ai réussi à m’intéresser aux récits, par ce qu’elles capturent d’indicibles, par ce qu’elles expriment des passions qui agitent les humains, par la chaleur qu’elles irradient.

  • JB  

    Merci pour ces découvertes. Je crois n’avoir jamais lu de BD par Pratt, je suis en terre inconnue.
    Intéressant, ces thèmes crépusculaires sur fond de colonialisme et de mysticisme.

    • Présence  

      Il m’aura fallu très longtemps (des décennies) pour réussir à lire et à apprécier une œuvre de Pratt… et l’aide d’un collecteur. 😀

  • zen arcade  

    Je crois que je l’ai déjà écrit ici mais Pratt est une des quelques pierres angulaires de mon amour pour la bande-dessinée.
    Je l’ai découvert vers 18 ans au moment où je commençais à réellement m’intéresser à la bande-dessinée et ça a été directement un véritable éblouissement. C’était le pendant en bd adulte de toute la littérature d’aventure dont je m’étais abreuvé durant l’enfance et l’adolescence.
    J’adore Hugo Pratt. Un pur génie.

    • Présence  

      Hugo Pratt : un génie pour lequel il m’a manqué un passeur qui puisse me faire accéder à son œuvre.

  • ollieno  

    Bon, pour moi il faut lire tout Pratt, (pas forcément facile d’abord.. et suivant la culture du lecteur, on ne commence pas par le même bouquin — Quitte à passer par les récits de guerre pour DC Thomson ou Fanfulla, ou les collab avec Manara)

    Pour moi Pratt c’est toujours Pif Gadget, puis des bouquin à la Sage (Sergent Kirk)

    Petit correctif , si j’en crois les experts de Pratt (qui s’y connaissent bien mieux que moi )

    Les couleurs de Jesuit Joe sont de Patrizia Zanotti (l’une des 2 coloristes « attitrées) .

    Et c’est l’un des récits réalisés pour Dargaud / le Marche Français (première publi dans Pilote, avant l’édition italienne)

    L’Uommo del sertâo (Macumba du Gringo) est une publie italienne en couleur chez la Cepim (editeur de Pratt).. C’est Anne Frognier (l’ autre coloriste attitrée)

    El oeste del Eden est aussi mis en couleur par Anne Frognier.

    Anne Frognier (de nationalité Belge) est la …seconde épouse (religieuse ) de Pratt (Il a épousé Anne Frognier sans avoir divorcé de sa femme précédente) et le mariage a été fait à l’église..

    Patrizia Zanotti (de Nationalité Argentine) devient l’assistante de Pratt en 1979, aujourdhhui est la la curatrice des expos sur Pratt et Corto .

    • Présence  

      Merci beaucoup pour ces informations précises sur les mises en couleur, car je ne savais pas où chercher pour obtenir des renseignements fiables.

      Il faut lire tout Pratt : sa bibliographie est assez conséquente.

      wikipedia.org/wiki/Liste_des_œuvres_de_Hugo_Pratt

      • Barbüz  

        Une autre de ses œuvres est sur ma liste : « Les Scorpions du désert ».

    • zen arcade  

      Je pensais aussi que les couleurs de Jesuit Joe étaient de Patricia Zanotti et pas d’Anne Frognier mais en consultant l’album de Casterman « Jesuit Joe et autres récits » seule Anne Frognier est mentionnée.

  • Tornado  

    Désolé d’arriver à la bourre mais je tenais à prendre mon temps pour lire tout ça !
    Je suis tellement etonné de relire ici que la plupart d’entre vous ne lisent pas de Pratt, n’en ont jamais lu ou s’en sont tenu à l’écart après une première tentative. Pour moi c’est tellement évident !
    Je suis tombé dedans quand j’étais étudiant et sa narration, son style onirique et poétique, son humour et sa truculence, son graphisme unique (et puissant), la profonde richesse de ses récits où systématiquement ce sont les petites histoires qui font la grande, tout est à chaque fois un enchantement.
    Je pense que je me suis penché sur l’oeuvre de Pratt à une époque où ça me correspondait parfaitement. Et j’ai épongé tout ça !
    Merci 1000 fois pour cet article en tout cas. Car j’ai lu ces histoires il y a maintenant une éternité et je ne m’en rappelle pas beaucoup. Il faut que je choppe cette édition (j’ai particulièrement envie de redécouvrir l’histoire brésilienne). Et j’apprécie beaucoup les versions couleur de l’univers de Pratt (même si j’aime aussi son NB, que les puristes se rassurent !).

    La BO : Pas mal. Je suggèrerais quand même un des titres de l’album OS AFRO-SAMBAS de Vinicius DeMoraes & Baden Powell, entièrement dédié au candomblé !

    • Présence  

      La composante historique de ces trois récits m’a demandé beaucoup de recherches pour découvrir ce qui n’est qu’évoqué par allusion, tout en étant indispensable pour saisir toutes les implications.

    • Barbüz  

      La méconnaissance de Pratt – Tornado, tu soulignes un point intéressant. Présence et moi n’avions presque pas lu de Pratt avant cet article. J’ai bien lu un « Corto » ou deux lorsque j’étais plus jeune et il y a quelque temps j’ai lu son album qui contait les derniers jours de Saint-Exupéry. Mais je ne compte aucun lecteur de Pratt parmi les amateurs de BD que je connais.

      Et donc, je me demande ce qui fait que beaucoup d’amateurs de BD ne s’intéressent pas à Pratt, ou trop peu pour en lire. Pratt fait-il de la BD pour les non-bédéphiles ? La dimension érudite de son œuvre a-t-elle incité un autre public, plus littéraire, à se l’approprier ? A-t-elle découragé le lecteur de BD type ? L’antinomie entre (d’un côté) le manque d’intérêt pour la BD selon Pratt et (de l’autre) le statut de l’auteur et de son œuvre doit bien trouver leur origine quelque part.

      • Nikolavitch  

        je pense pas que ce soit pour bébéphile ou pas. à la base, Pratt fait du récit d’aventure qui se veut grand public et dans la tradition des grands strips américains (son Sgt Kirk, par exemple).
        C’est petit à petit qu’il va vers une forme d’abstraction, c’est assez graduel. Il est fan notamment de Alex Toth et de dessinateurs au style dépouillé et il tâte ce terrain là, avant de l’occuper pour de bon.

        Du coup, aimer Pratt, c’est être sensible à deux choses :
        le dépouillement du dessin, qui parvient pourtant à véhiculer énormément de chose
        l’aspect de plus en plus intime et contemplatif des récits, pas toujours masqué par le côté grande aventure toujours présent.

        • Tornado  

          Alors comme je l’ai déjà dit (j’avais fait l’article sur LA BALADE DE LA MER SALÉE), pour moi Pratt c’est une évidence. C’est un peu comme Hergé, mais en plus adulte (je veux dire que c’est avant tout « pensé » en termes d’histoires adultes). C’est le plus littéraire des classiques de la BD, mais c’est quand même avant tout de la BD. Il passait quand même dans Pif Gadget au départ.
          Son langage me parle de manière très intime. Quand j’ouvre un de ses albums, je suis tout de suite happé par sa narration et il m’embarque avec lui, loin de chez moi et même dans une autre dimension. J’adore ces sensations. C’est un auteur unique pour moi.

        • Présence  

          Bébéphile ou pas […] Du coup, aimer Pratt, c’est être sensible à deux choses :

          1. Le dépouillement du dessin, qui parvient pourtant à véhiculer énormément de chose : à mes yeux (mais ce n’est que mon humble opinion, ou en tout cas mon ressenti personnel), le dépouillement du dessin m’a attiré en tant que bédéphile, pour ce mélange incroyable de simplicité apparente, de croquis rapide, de richesse expressive.

          2. L’aspect de plus en plus intime et contemplatif des récits : c’est là où je ne comprends ma réaction, c’est une caractéristique qui a tout pour me plaire et… ça ne passe pas.

  • Fletcher Arrowsmith  

    Bon comme d’autre je n’ai jamais lu un seul album de Pratt. Je connais son oeuvre, par procuration gràce à son Corto Maltese.

    Comme évoqué j’aime beaucoup les planches muettes, moins. celle avec les bulles qui me feraient presque fuir. Je pense beaucoup à Cosey ou encore plsu improbable Risso.

    L’article est long mais on voit vite tout le travail sérieux d’un passionné. C’est impressionnant toutes ses références qui ont du demander des heures de recherche. Pour des amateurs de Pratt, c’est le type d’article rêvé.

    Pour les autres je ne sais pas. Passe t-on réellement à côté des histoires sans les références ?

    Très bon choix de BO.

    • Présence  

      Tout le travail sérieux d’un passionné : et même de deux passionnés, puisque c’est une aventure de lecture à deux avec Barbüz, que je n’aurais vraisemblablement pas tenté tout seul, ou au cours de laquelle je me serais perdu en route.

      Le choix de la BO revient à Barbüz.

  • Bruno :)  

    Arriver à expliciter (et clairement, en plus !) les intérêts principaux des talents de Hugo Pratt en BD, via l’analyse « explicato-descriptive » (!) de ces trois histoires-là ( histoires qui, à la lecture de l’article, semblent des montagnes de références historiques transmuées en autant de puzzles oniriques à interprétations multiples…), force le respect -voire questionne la lucidité mentale des auteurs… N’y aurait – il pas un peu de masochisme, la dedans, hm ?!

    Je suis (comme pas mal d’autres, j’ai l’impression ?!) complètement ignorant de son œuvre : je ne m’y suis jamais intéressé et personne ne m’a amené à la connaitre.
    Son dessin en vaut un autre : d’un point de vue purement esthétique, j’aime autant le dépouillement que le baroque, du moment que ça fonctionne. Mais c’est bien au niveau de son univers (SES univers !) que doit se trouver la pierre d’achoppement. Car, en effets, c’est très intellectuel, comme approche, et très « nature » dans la représentation graphique. Et les forts contextes historiques, pour instructifs et passionnants qu’ils soient, ne peuvent que rafraîchir mon enthousiasme : je suis définitivement allergique et réfractaire à l’Histoire. Il me faut de la distance, et Hugo Pratt montre sans filtre, produisant un effet d’autant plus fort que rien n’enjolive son trait : quand il y a beauté, elle est vraiment dans la case, en trois traits ; mais quand il y a douleur aussi.
    J’ai à peine survolé Corto Maltese (…À Suivre ?!) et les dialogues, volontairement poétiques, n’éveillaient pas plus mon envie d’en savoir d’avantage : la forme de pensée de l’auteur doit être à des kilomètres de la mienne, je n’étais pas arrivé à ressentir grand chose…
    Mais votre article est évidemment passionnant ; et grâce à votre traduction si fouillée, je possède maintenant quelques clés si jamais un de ses albums me passe entre les mains -sait-on jamais ?!
    Merci.

    • Présence  

      Arriver à expliciter (et clairement, en plus !) : merci, c’est un compliment que me va droit au cœur, car je pensais bien de ne pas y arriver, heureusement que Barbüz a été là pour me guider.

      C’est très intellectuel, comme approche : ça me réconforte de lire cette remarque, car je pensais que je me faisais des idées à ce sujet. Je trouve également son écriture très intellectuelle.

      Les forts contextes historiques : ils m’ont demandé un effort conscient et volontaire, pour aller chercher des informations sur le contexte historique qui n’est que sous-entendu, et qui pourtant me semble indispensable pour pouvoir apprécier et comprendre les intrigues, pour imaginer les enjeux pour les personnages.

      • Barbüz  

        Intellectuel – Je suis d’accord, et je pense que c’est pour cela que bon nombre de bédéphiles s’en tiennent éloignés. Ils reconnaissent le statut culte de l’auteur et de son personnage le plus emblématique, mais sans rien en lire, et lorsqu’ils le font, ils sont invariablement déboussolés. Beaucoup n’y reviendront pas.

        • zen arcade  

          J’ai toujours au contraire trouvé l’art de Pratt avant tout au plus proche des sensations.
          Il y a de l’ésotérisme et des références historiques, certes, et on peut approfondir la lecture de Pratt avec le décryptage de ces aspects mais la nature profonde de l’art de Pratt m’a toujours paru résider ailleurs.
          Et je pense que c’est ce que Tornado, Eddy, moi-même et tant d’autres ont perçu quand ils sont tombés amoureux de son travail. Il y a une musicalité dans son travail qui n’appartient qu’à lui et qui transporte ailleurs.
          Après, on y est sensible ou pas, c’est certain mais placer Pratt sous le projecteur de l’intellectualisme c’est à mon sens se fourvoyer.

          • Barbüz  

            Personne ne se fourvoie, puisqu’il n’y a ici aucune vérité absolue, on débat, on argumente.
            Je pensais plus à l’intellectualisation qu’à l’intellectualisme ; je pense que l’œuvre de Pratt a été intellectualisée par d’autres que lui. Pratt a été interviewé par Frédéric Mitterrand, il est passé sur Apostrophes (seul Hergé avait eu cet honneur avant lui), j’en passe.
            On parle d’ailleurs souvent de Pratt comme de la littérature dessinée, cela en dit long, à la fois sur l’œuvre et sur les personnes qui utilisent ce qualificatif.
            Je crois que ce qui plaît à ces gens-là, c’est certainement plus Pratt que Corto.

          • zen arcade  

            « Je crois que ce qui plaît à ces gens-là, c’est certainement plus Pratt que Corto. »

            Moi, je dirais que « ces gens-là », j’en ai un peu rien à foutre.
            Et passer chez Pivot, pour moi, c’est un gage de rien du tout. Emission de merde. 🙂

            Quand tu vois ce qu’écrivent ici Eddy, tornado ou moi-même, on n’est pas du tout dans quelque intellectualisation que ce soit.
            On a découvert Pratt à l’adolescence ou à la fin de l’adolescence et ça nous a touché directement, sans filtre intellectualisant.
            Je ne pense pas qu’on avait un bagage de salonard parisien qui s’écoute parler.
            Alors oui, ma base, mes lectures de gamin, c’est les romans d’aventures, les récits d’exploration (quand j’étais gamin, mon livre préféré, c’était une biographie de Roald Amundsen) et tout ça m’a fait rêver.
            Et j’ai retrouvé cet émerveillement chez Pratt quand j’ai découvert Corto, en plus du choc esthétique qu’à été pour moi son graphisme.
            Pratt, c’est l’histoire d’un émerveillement. Voir Pratt sous l’angle de l’intellectualisation, pour moi, c’est le réduire. C’est réduire son impact. C’est réduire la portée de son peuvre et le chamboulement des sens qu’elle est capable de créer.
            C’est l’aventure avec un grand A comme l’écrit Eddy. Le truc qui te transporte par sa poésie, par sa beauté, par la grandeur de tout ce qui s’y déroule, par le rapport à la nature, à la mer, à la matière.
            C’est un monde de sensations.
            C’est pour cela que je pense que la fin de l’adolescence, c’est le moment idéal pour découvrir le Pratt de Corto. On a à la fois le bagage pour comprendre ce qui s’y joue et en même temps on a encore cette hypersensibilité qui décuple les sensations.
            On est très loin d’une quelconque intellectualisation.
            Qui peut venir compléter la lecture dans un second temps. Si on a envie.
            Enfin bon, moi, c’estcomme ça que je vois Pratt.

  • Eddy Vanleffe  

    Quand j’étais petit garçon,
    à part chanter des chansons, je ne lisais que les BDS de mon frères à savoir les Tintin, Asterix et Lucky Luke. de mon coté j’avais accès à Mickey Parade, Picsou Magazine, PIF et les mags LUG.
    C’est en visite chez les oncles que je pouvais découvrir une autre BD, Hara Kiri, Fluide Glacial, A suivre, c’était le fond culturel de cette génération là et moi je découvrais Tardi, Comès, Sokal, Bourgeon, Bilal, Ted Benoit, Forest, Gotlib, Druillet, mais surtout Hugo Pratt.
    un magicien de l’ambiance doucereuse, ironique mais amoureux des hommes. C’est avec lui que le noir et blanc pouvait devenir neige ou sable brûlant, que l’histoire pouvait se marier à la fiction. Écrivains, et hommes improbables se croisaient dans les pages de ce marin dans une trame parallèle mais plausible. sciences, ésotérisme, onirisme, Histoire tout ça dans une tapisserie harmonieuse, celle de l’aventure avec un grand A
    une influence indéniable de Miller qui va s’en nourrir dans son Sin City et même citer dans son Dark Knight (Corto Maltese devient un pays). Hugo Pratt deviendra même Elijah Snow pour le Planetary d’Ellis/Cassaday, lui qui était un esprit malicieux pour Manara et son Guiseppe Bergman.
    Pratt est un des piliers de mon amour pour la BD et je me joins à Tornado dans ses interrogations…

    • Présence  

      Je suis bien incapable d’imaginer quel effet cela peut produire de lire Hugo Pratt comme un auteur évident. Je t’envie.

      • Tornado  

        Si je peux donner un humble conseil : Commencer par le début. Lire d’abord LA BALADE DE LA MER SALÉE, puis SOUS LE SIGNE DU CAPRICORNE, puis chaque album de Corto Maltese dans l’ordre. Normalement, la sauce devrait prendre au fur et à mesure (le début est plus classique)…

        • Barbüz  

          Je note pour moi aussi.

          • Présence  

            Bon, si Barbüz me fait signe, pourquoi pas tenter le premier album de la série Corto Maltese. Peut-être parviendrait-il à me faire voir la lumière…

            Je me disais que je tenterais bien ses collaborations avec Milo Manara : Un été indien & El gaucho.

          • Barbüz  

            Je te fais signe. 😆

          • Tornado  

            J’ai lu aussi les albums avec Manara il y a longtemps. Dans mon souvenir c’était plus classique et ça passait tout seul.

        • Jyrille  

          Personnellement, j’ai découvert Pratt avec le second Corto (SOUS LE SIGNE DU CAPRICORNE) et je pense que c’est effectivement une bonne entrée en matière. Comme mes camarades Tornado Eddy et Zen, j’ai tout de suite été soufflé par la poésie et l’élégance du trait de Pratt, par les dialogues peu nombreux mais toujours réfléchis, par la densité de l’aventure sur de nombreuses planches jamais ennuyeuses. Comme cette lecture remonte à ma fin d’adolescence, ce fut sans doute plus simple pour l’assimiler naturellement, surtout que les premiers tomes de Corto transcendent l’aventure, découpée en courts chapitres faciles à suivre.

      • Bruno :)  

        Je rejoins Présence sur le fait que Pratt semble avoir séduit beaucoup de monde par lui-même (culture et vécu obligent) autant que par ses créations (sans que ça n’enlève rien aux qualités intrinsèques de ces dernières). Mais ce genre d’aventurier lettré, à la virilité bien campée, semble irrésistible pour les élites littéraires…

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