Postmodern Attitude – 4° partie (Hulk Gris)

Les super-héros Marvel par Jeph Loeb & Tim Sale

Première publication le 05/12/2015. Mise à jour le 12/10/17.

L’art du rétro intemporel…

L’art du rétro intemporel…©Marvel Comics

AUTEUR : TORNADO

 VO : Marvel

VF : Panini/ Deluxe

Cet article est le quatrième  d’une série de cinq sur les œuvres réalisées par le tandem Jeph Loeb (scénario) et Tim Sale (dessin) autour de l’univers des super-héros Marvel. Ce duo d’auteurs a aussi bien officié chez DC Comics que chez Marvel, pour un certain nombre de mini-séries particulièrement réussies et iconiques, transcendées par un style inimitable.

Cette série d’article est par ailleurs complémentaire de l’article sur l’univers de Batman et sur celui de la mini-série Les Saisons de Superman
Nous avons essayé de démontrer, à propos de Batman, tout l’art de ces deux auteurs parfois injustement critiqués. Nous nous contenterons donc, dans cette anthologie, d’aborder ces mini-séries Marvel sans trop nous attarder sur ce volet… Mais en fait on le fera un peu quand même !

Le sommaire :

1) Wolverine/Gambit – Victimes – 1995
2) Daredevil – Jaune – 2001
3) Spiderman – Bleu – 2002
4) Hulk : Gris – 2004
5/ Captain America : White-2016

 

Un style monstre…

Un style monstre…©Marvel Comics

Le projet initial des « mini-séries colorées » de Jeph Loeb & Tim sale n’est pas, contrairement à ce que l’on entend souvent, de présenter sous un angle original les origines des plus grands héros du label Marvel (Daredevil, Hulk, Captain America et Spider-Man, en l’occurrence). Il s’agit plutôt d’une relecture de ces aventures dans leurs premières années. Ainsi, les deux auteurs vont se concentrer sur une période mythique de chaque personnage et vont en proposer une version développée, davantage postmoderne que simplement « modernisée ».

La différence entre ces deux notions est importante : Une version modernisée consiste à remettre les choses « au goût du jour », c’est-à-dire « à la mode ». Dans certains cas, cela peut fonctionner et permettre aux nouvelles générations de lecteurs de découvrir ces univers sous un angle qui leur convient (le matériel d’époque ayant extrêmement vieilli du point de vue de la mise en forme, de la narration et des dialogues, il peut vraiment rebuter les lecteurs élevés aux images virtuelles).
Mais ce principe de remise au goût du jour peut également être pernicieux et tomber dans le racolage, via une esthétique orientée manga, des dialogues « branchés » hors-sujet et un changement de valeurs, l’ensemble trahissant le matériau originel que constituent ces histoires (je tenterai peut-être un jour d’aborder le « cas Skottie Young », artiste dont le travail m’insupporte au plus haut point pour cette raison en particulier).

C’est l’histoire de deux ennemis intimes…

C’est l’histoire de deux ennemis intimes…©Marvel Comics

Mettons-nous bien d’accord, il ne s’agit pas d’un principe réactionnaire tendant à prétendre que « c’était mieux avant », mais de rappeler que ce sont des concepts qui ont été créés au début des années 60 pour la plupart (voire des années 40 en ce qui concerne Captain America !), et qu’ils ne supportent pas n’importe quel traitement. L’intégrité de chaque figure est ainsi tributaire d’un univers précis et codifié, qui prend toute son essence dans le contexte de son époque.

Le projet de Jeph Loeb & Tim Sale vise donc un équilibre entre le passé et le présent, entre le classique et le contemporain. Cela s’appelle le postmodernisme, qui consiste à préserver tous les codes propres à l’intégrité de chaque univers défini, en les mêlant aux canons actuels de mise en forme. Ainsi, les histoires de notre duo d’auteurs ont un look à la fois rétro et moderne. On s’imprègne de l’ambiance esthétique de l’époque telle qu’on pouvait par exemple la trouver au cinéma (une iconologie universelle), à travers les films noirs, les films fantastiques et les serials diffusés dans les salles en première partie de soirée (et qui adaptaient presque toujours des comics !). Mais on opte pour une mise en forme actuelle, où l’art du dialogue prévaut, où la voix off se substitue aux bulles de pensées obsolètes, où la narration se développe davantage sur le vocabulaire graphique que sur le texte…

Au final, les auteurs régurgitent plusieurs décennies de références scénaristiques et esthétiques, nourrissant un scénario qui puise sa densité au cœur de ces références…

Ça cartoon !

Ça cartoon !©Marvel Comics

Hulk Gris : Entre gris clair et gris foncé

C’est le seul récit proposé (pour l’instant) de toute la collection qui développe réellement les origines d’un super-héros. Le scénario est également axé sur le personnage principal, qui se remémore son passé. Mais cette fois, l’histoire se déroule dans les trois premiers jours de son arrivée dans l’univers Marvel, c’est-à-dire à partir du moment où il a récolté ses pouvoirs. De son accident à sa rencontre avec le jeune Rick Jones, et de ses premiers combats avec l’armée du général Ross, à l’époque où Hulk était encore gris…

Tout commence à l’époque contemporaine de la publication. Quoique, à bien y réfléchir, et puisque la continuité de l’univers Marvel ne se déroule pas dans le même temps que la notre (sinon les héros seraient déjà des vieillards séniles parfois centenaires), on ne peut pas trop non plus dater toutes ces introductions avec certitude…
Bruce Banner, frêle et timoré (tout le contraire de son alter-égo, en somme), rend visite à son ami et psychologue Léonard Samson (Doc Samson pour les intimes) par une nuit pluvieuse. Comme pour faire une pause dans son existence de fugitif recherché par les autorités du monde entier (c’est l’époque du run de Bruce Jones), Banner est venu chercher un peu de compagnie. Car il a besoin de parler. Il se souvient alors des premiers jours qui ont suivi son exposition aux rayons gamma, et sa relation complexe avec Betty Ross, l’amour de sa vie, alors décédée…

Les femmes, toujours…

Les femmes, toujours…©Marvel Comics

Comme on peut le voir sur l’image ci-dessus (outre qu’il s’agit encore de revenir sur le souvenir d’une relation amoureuse), Jeph Loeb a choisi une nouvelle formule pour la narration de cette troisième histoire colorée en gris. En guise de soliloques, nous suivons désormais la voix-off de deux personnes, à savoir Bruce Banner (en jaune) et Doc Samson (en orange) – procédé narratif mis en place par Frank Miller dans Batman : Year One. Ce ne sont donc plus des flux de pensée, mais une véritable discussion qui vient compléter les événements mis en image dans chaque planche.
Cette nouvelle orientation est déroutante et impose une première rupture par rapport aux deux mini-séries précédentes. Qui plus-est, Loeb semble moins en forme car il aligne les dialogues parfois un peu pompeux et tirés par les cheveux, qui peinent à compléter les images avec la même force que dans Daredevil : Jaune ou Spiderman : Bleu. Exemple ?
Bruce ?
Léonard ?
Pourquoi est-ce que tu me racontes ça ?
Je ne comprends pas ta question.
Répétée à l’envie, cette formule de dialogue décompressé, en plus de rien apporter au récit et encore moins aux images, aurait plutôt tendance à parasiter la fluidité de la lecture…

Comme un air de monstre incompris…

Comme un air de monstre incompris…©Marvel Comics

L’autre rupture se situe au niveau de la mise en image effectuée par Tim Sale et son coloriste.
Daredevil : Jaune était tout en clair/obscur et effets de lavis peints par l’artiste ? Spiderman : Bleu était lumineux, entièrement coloré de manière infographique par des aplats pastel ? Hulk : Gris sera… pile entre les deux ! De manière conceptuelle, Tim Sale a choisi la formule suivante : Hulk est systématiquement peint façon lavis. Sa peau est toute en camaïeu de gris et ses yeux sont verts. Seul son pantalon est violet et mis en couleur comme le reste des images : Aplats infographiques.

Cette rupture de traitement entre le personnage principal et le reste des éléments lui apporte un éclairage purement conceptuel, tout droit sorti des films en noir et blanc de l’âge d’or du cinéma fantastique hollywoodien, où les monstres du studio Universal (Frankenstein, Dracula & Co.) évoluaient dans un noir et blanc fortement influencé par l’expressionnisme allemand de Murnau et Fritz Lang (pour ne citer que les plus connus).
Ce parti-pris plastique doit impérativement nous mettre la puce à l’oreille sur l’éclairage apporté au personnage principal dans sa forme bestiale. Effectivement, en plus du mythe du Dr Jekyll & Mr Hyde, le tandem Loeb/Sale a manifestement décidé de lui ajouter celui du monstre de Frankenstein

Friend ! frieeennnd !

Friend ! frieeennnd !

En prenant conscience de cette orientation picturale, je n’ai pas pu m’empêcher de me souvenir de ces statuettes, aperçues dans une boutique pour geek il y a quelques années, où les monstres de la Universal étaient peints en noir et blanc, ou plus exactement dans un camaïeu de gris !
Par ailleurs, la pleine-page où l’on voit Hulk caresser un lièvre en chuchotant le mot « ami » ne trompe pas. Sur la page suivante, voulant l’étreindre avec trop de force, notre héros gris tue accidentellement la pauvre bête. Cette séquence évoque la scène tragique du premier Frankenstein réalisé par James Whale en 1931, dans laquelle le monstre interprété par Boris Karloff causait la mort d’une petite fille en cherchant à jouer avec elle ; ainsi qu’une autre scène de la suite réalisée quatre ans plus tard par le même réalisateur (le sublime La Fiancée de Frankenstein), où le même monstre interprété par le même acteur était recueilli par un vieil aveugle. Puisque le vieillard ne pouvait voir le monstre, il n’était pas effrayé par son apparence. La créature le prenait alors en sympathie et, enfin heureuse de trouver un ami, ne cessait de lui répéter un seul et unique mot : « ami » !

Dracula, Frankenstein et sa fiancée. Trois luxueuses figurines en GRIS, directement issues du studio Universal dans les années 30 !

Dracula, Frankenstein et sa fiancée. Trois luxueuses figurines en GRIS, directement issues du studio Universal dans les années 30 !

Une nouvelle fois, l’on retrouve la propension de nos auteurs à manipuler les références. Comme nous l’avions évoqué avec l’article sur l’univers de Batman, ces références véhiculent toutes les thématiques qui leur sont liées, et ainsi, avec les monstres du studio Universal, arrivent tous les thèmes consacrés : Tandis que Dr Jeckyll & Mr Hyde (réalisé en 1931, mais non produit par la Universal) et L’Homme invisible nous mettaient en garde contre les dangers d’une science employée sans conscience, Frankenstein et sa suite regorgeait de thèmes majeurs, comme celui du droit à la différence, de la peur de l’inconnu, de la vanité humaine, de l’intolérance que génère la différence et de la dictature de la normalité. Soit, effectivement, tout un panel de thèmes parfaitement adaptés au mythe de Hulk…

Néanmoins, ces références imposent une nouvelle rupture par rapport aux deux mini-séries précédentes. Car, même si elles se fondent dans le moule de l’acte postmoderne, elles sont issues d’une époque ne correspondant pas à la publication initiale du premier épisode (1962) mettant en scène le géant vert. En revanche, le duo va tout de même citer allègrement ce premier épisode. Dédié d’emblée à Stan Lee & Jack Kirby (affectueusement nommés les « géants de Marvel »), Hulk : Gris va de surcroit multiplier les hommages au « king » historique du monde des comics.

C’est ainsi que Tim Sale va aligner les plans « à la Kirby », notamment dans sa manière de représenter les deux antagonistes principaux (Hulk et le général Ross), ces derniers grossissant à l’envie pour remplir les vignettes de leur stature imposante et de leurs expressions saturées (voir plus haut). Les combats, également, sont autant d’occasions pour citer l’époque référencée, véhiculant par ailleurs toutes ses naïvetés. C’est l’occasion pour notre duo d’auteurs d’user de rétro-continuité, en suggérant une première rencontre et un premier affrontement entre Hulk et Iron man, que ce dernier aurait caché pour ne pas souffrir de son cuisant échec !

Une rencontre… vintage !©Marvel Comics

La dernière rupture de ton infligée par cette troisième histoire colorée se situe enfin dans la composition des images et le style des personnages. Alors que Tim Sale multipliait jusqu’ici les détails, il opte soudain pour un dépouillement total. L’histoire se situe d’ailleurs en plein désert du Nevada, comme s’il s’agissait de symboliser le vide et le désespoir séminal qui habitent l’esprit du personnage dans ses premiers instants de vie entant que Hulk.
Parallèlement, l’artiste renoue avec les effets cartoon qu’il utilisait dans l’univers de Batman et plonge ainsi dans la caricature pure et simple.
Ce double parti-pris, bien qu’au départ déstabilisant si l’on vient de lire les deux mini-séries précédente, finit au fil des pages par sonner juste, tant le dessinateur maîtrise son sujet. Et l’on profite au final de l’une des plus belles histoires jamais contées sur notre monstruosité super-héroïque préférée (avis tout à fait personnel et subjectif)…

Encore une fois, les auteurs développent la relation amoureuse des personnages principaux, et trouvent l’équilibre entre l’émotion, la retenue et les morceaux de bravoure. La force de leur travail est toujours aussi étonnante lorsqu’il s’agit de préserver la naïveté des figures originelles tout en les débarrassant soigneusement de leur côté infantile et de leurs oripeaux surannés. Le personnage de Hulk est alors bien plus qu’une brute complètement décérébrée : Il vit et évolue, ressent, souffre et suinte une humanité primaire et troublante.
D’aucuns ont taxé tout cela de « sentimentalement dégoulinant et simpliste » et autres sarcasmes que j’ai oublié. Inutile de préciser que je ne partage pas cette opinion…

La réédition Panini

La réédition Panini©Marvel Comics

23 comments

  • Jyrille  

    En relisant ton article, je me rends compte que cette scène de Hulk qui te rappelle les films de Frankenstein me font plutôt penser à DES SOURIS ET DES HOMMES où une scène similaire existe. Or le livre est sorti en 1937 !

    Tu as raison, les dialogues entre Banner et Samson n’ont pas aidé ma lecture.

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