Reconstruction personnelle (Daredevil Lone Stranger)

 Daredevil: Lone Stranger par Ann Nocenti et John Romita junior

AUTEUR : PRESENCE

1ère publication le 2/08/17- MAJ le 29/09/19

VO : Marvel

VF : Semic, Panini

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Vers une justice plus primaire ? ©Marvel Comics / Panini Comics

 

Ce tome fait suite au recueil Typhoid Mary (épisodes 254 à 263) qu’il vaut mieux avoir lu avant pour comprendre l’état d’esprit de Matt Murdock. Il comprend les épisodes 265 à 273, initialement parus en 1989, écrits par Ann Nocenti, dessinés par John Romita junior (en abrégé JRjr), encrés par Al Williamson, avec une mise en couleurs de Max Scheele (sauf pour les épisodes 266 et 267 mis en couleurs par Gregory Wright).

Ces épisodes ont pour partie (265 à 270) été réédités dans le recueil A touch of Typhoid (épisodes 253 à 270, Punisher 10). L’épisode 264 n’a pas été réédité dans Typhoid Mary, ni dans Lone Stranger car il s’agit d’un épisode dessiné par Steve Ditko (pendant le voyage de noces de JRjr) sans rapport avec les autres.

Faire face au vide émotionnel

Épisode 265 – New York est envahie de démons tourmentant les newyorkais. Daredevil est mutique et vient aux secours des uns et des autres de manière mécanique.

Épisode 266 – C’est Noël, Daredevil (dans son costume de superhéros) descend quelques bières au comptoir dans un bar de quartier. Il est abordé par une femme âgée attendant un gentleman, par un divorcé lui vantant les mérites du célibat, puis par une autre femme au maintien impressionnant, lui parlant de l’importance relative des actes d’un individu, au regard de l’Histoire de l’humanité. Dans le fond, 2 frères évoquent le repas familial à venir avec leur mère.

Épisode 267 – Toujours à New York, Daredevil intervient dans une bagarre de rue entre enfants pour éviter que Lance se fasse malmener. Il suit l’enfant jusqu’à l’appartement qu’il squatte. Son père (Bullet, un supercriminel) arrive sur ces entrefaites.

Daredevil aide encore les plus faibles

Daredevil aide encore les plus faibles ©Marvel Comics

Épisode 268 – Matt Murdock a pris le train pour quitter New York et aller vers le Nord. Il s’arrête dans une petite ville où il prend une chambre chez l’habitant. Son ouïe lui permet de comprendre que la femme s’inquiète pour le mari, ce dernier collectant de l’argent auprès de débiteurs, pour le compte de son frère usurier.

Épisode 269 – Dans une autre petite ville, Daredevil essaye de sauver la jeune Amanda, une mutante. Quelques heures plutôt, Pyro et Blob de l’organisation gouvernementale Freedom Force (transportés par Spiral) sont arrivés en ville pour capturer Amanda qui ne s’est pas fait recenser (obligation légale en vigueur dans l’univers Marvel de l’époque, appelé Mutant Registration Act).

Épisode 270 – Un peu à l’écart d’une ville, une zone enherbée et envahie de ronces a été le théâtre de nombreux actes répréhensibles et de lâcheté. Le dernier en date fournit à une créature surnaturelle l’énergie négative qui lui manquait pour naître au monde : Blackheart, le fils de Méphisto. Daredevil et Spider-Man (Peter Parker) sont dans les parages lors de sa première apparition en public, dans un parc d’attraction en province.

Spider-Man à la rescousse pour lutter contre Blackheart

Spider-Man à la rescousse pour lutter contre Blackheart ©Marvel Comics

Juste avant ces épisodes, Wilson Fisk a recruté Typhoid Mary pour détruire Matt Murdock, à la fois dans sa vie privée, et dans sa vie de superhéros. Le plan ne s’est pas déroulé comme prévu, mais l’objectif a été atteint. Matt Murdock a succombé aux charmes de cette femme, a trahi Karen Page, et a dû affronter plusieurs de ses ennemis qui l’ont laissé pour mort dans une parcelle de terrain vague inaccessible. Quand il refait surface, c’est en plein Inferno (événement généralisé de l’univers partagé Marvel, au cours duquel des démons surgis des enfers tourmentent les habitants de New York). Il doit lutter contre une rame de métro transformée en dragon, avec des passagers encore à l’intérieur.

Tel Saint Georges, il terrasse le dragon, sans montrer aucune réaction émotionnelle. Il souffre d’un manque d’empathie, d’implication, refusant d’envisager l’avenir plus loin que les quelques minutes à venir, souffrant d’un dégout de soi, d’un mépris pour lui-même au vu des actes qu’il a accomplis. Il n’a plus goût à rien et se contente de continuer à reproduire ses comportements habituels, c’est-à-dire sauver des gens en difficulté.

Saint George contre le Dragon

Saint George contre le Dragon ©Marvel Comics

En entamant cette tranche d’épisodes de la série Daredevil, le lecteur sait qu’il plonge dans le passé, avec un mode narratif peut-être daté (oui, il y a des bulles de pensées, mais pas à tous les épisodes), avec une continuité révolue, et une mise en couleurs limitée par les moyens de l’époque. Son premier constat a trait à la densité narrative. Ann Nocenti a pris le parti de raconter une histoire par épisode et il s’agit à chaque fois de l’équivalent d’une nouvelle bien fournie. Ensuite, il remarque que dans un premier temps, seul Daredevil apparaît. Il faut attendre la deuxième moitié de l’épisode 267 (soit le troisième épisode) pour que Matt Murdock quitte son costume de superhéros.

Dans le tome précédent, Ann Nocenti semblait avoir répété l’intrigue de Born Again de Frank Miller & David Mazzucchelli : à nouveau Matt Murdock est dépossédé de tout, à nouveau tout a été manigancé par Wilson Fisk. Sauf qu’Ann Nocenti choisit un autre chemin pour reconstruire le personnage. Cette scénariste a succédé à quelques numéros d’intervalle à Miller. Born Again va du numéro 227 à 233, et Nocenti a écrit les aventures de Daredevil du numéro 236 à 291 (à l’exception de 3 numéros : 237, 248 et 258), soit de 1987 à 1991. John Romita junior a dessiné les épisodes de la série Daredevil du numéro 250 au 282 (à l’exception des 248 et 264). Dès l’épisode 266, le lecteur peut mesurer l’écart existant entre Miller et Nocenti.

Il reste des moments 100% superhéros

Il reste des moments 100% superhéros ©Marvel Comics

La scénariste doit faire avec une invasion de démons, situation ne ressortant pas de l’ordinaire des aventures urbaines de Daredevil. Pourtant le lecteur retrouve les éléments urbains auxquels il s’attend. D’un côté Daredevil vient au secours de newyorkais l’un après l’autre, en luttant physiquement contre les démons qui les assaillent ; de l’autre une partie des newyorkais continue de vaquer à son traintrain quotidien en se contentant de se plaindre des effets induits par cette invasion. Le mélange des 2 est aussi inattendu que bien intégré. La scène d’ouverture montre un dentiste agressé par ses outils possédés par un démon, puis possédé lui-même et fusionné à sa fraise et autres appareillages de sa profession. JRjr s’amuse à dessiner ces protubérances piquantes et tranchantes. Mais quand il le voit passer, ses clients dans sa salle d’attente ne lui adressent que des paroles banales, comme dans une forme d’indifférence, générée par la lassitude du quotidien, blasé par des années de faits divers, désensibilisés par la routine.

Ainsi par petites touches, la scénariste va faire ressortir toute l’agressivité de la vie en milieu urbain : pollution par les gaz d’échappement aggravant le trou dans la couche d’ozone, désensibilisation à ce qui arrive à autrui, promiscuité, voisinage bruyant, incivilités, agressivité réelle ou imaginée des SDF, trous dans la chaussée, fumée de cigarette importune, etc. Ces remarques en passant de quelques newyorkais finissent par dresser le portrait d’un environnement agressif et usant, contre lequel chaque individu se protège en atténuant sa capacité à percevoir et à ressentir. Il émerge alors un mode de vie totalement aliénant, nocif pour l’individu. Dans le même temps, l’intrigue montre les habitants voyant apparaitre Daredevil, puis celui-ci se battre contre les démons.

Nuisances de voisinage, promiscuité, ultra moderne solitude

Nuisances de voisinage, promiscuité, ultra moderne solitude ©Marvel Comics

JRjr rend aussi bien compte des éléments fantastiques (les appareillages pointus et articulés du dentiste) que des éléments ordinaires. Il intègre des éléments très banals et concrets, tout en préservant le côté plus grand que nature associé aux aventures de superhéros. Ainsi sur la première page, le lecteur peut voir les lacets des chaussures du dentiste, ses chaussettes plissées, et même la zone poilue entre le haut des chaussettes et le bas du pantalon. Il donne une apparence spécifique à chaque personnage, même les figurants n’apparaissant que le temps d’une page ou même d’une case avec leurs propres vêtements, forme de visage, coiffure. En même temps, il dessine un Daredevil musclé mais pas bodybuildé, svelte et gracile, au visage fermé, dénué d’expression, la mâchoire bandée dans des pansements. Il reprend des codes graphiques hérités de Jack Kirby pour faire apparaître l’énergie surnaturelle. Il dispose d’un encreur de luxe (ancien dessinateur vedette des EC Comics) qui manie avec sophistication les traits fins et l’art d’habiller les surfaces avec des traits parallèles. Le lecteur observe également au niveau visuel le mariage harmonieux du quotidien ordinaire et des conventions visuelles des récits de superhéros.

Cet épisode 265 (premier du recueil) a donc établi que Daredevil est troublé, traumatisé par sa trahison vis-à-vis de Karen Page et par la dérouillée organisée qu’il a subi des mains d’Ammo, Bullet, Bushwacker (Carl Burbank) et Typhoid Mary. Dans les épisodes suivants, Ann Nocenti dresse le portrait d’un individu qui réapprend lentement à ressentir, à reconnaître les valeurs qui sont les siennes. Il s’agit d’un long chemin qui commence par une rencontre avec le diable (Méphisto dans l’univers Mavel) qui le soumet à une forme de tentation morale (épisode 266), et qui continue par un face-à-face avec un ennemi récurrent (Bullet) pour tester la résolution du héros de trouver d’autres solutions que l’affrontement physique comme solution (épisode 267).

Abandonne et renonce !

Abandonne et renonce ! ©Marvel Comics

Ensuite, Ann Nocenti a la cruauté de faire brûler ce qu’il reste des affaires de Matt Murdock, par Daredevil. Puis il prend la route et doit redécouvrir ses propres valeurs dans des situations conflictuelles, avec un enjeu moral : aider un mari à sortir d’une voie criminelle (épisode 268), stopper 2 supercriminels plus forts que lui sans que leur combat ne détruise la ville (épisode 269), affronter une créature surnaturelle semblant invincible (épisode 270).

Dans des interviews, Ann Nocenti a expliqué qu’elle concevait ses scénarios d’abord sur la base d’un thème ou d’une question, puis qu’elle développait après une intrigue. Cette approche explique que Daredevil (ou Matt Murdock au fur et à mesure des épisodes) et les autres personnages aient des dialogues assez écrits. La scénariste n’adopte pas une approche naturaliste, mais plus une approche littéraire. Les individus réfléchissent à leurs actions, au sens de leur comportement, à leur dimension morale. En fonction des épisodes, Nocenti peut choisir une forme de phrases concises éventuellement nominales, dont l’accumulation au fil des pages aboutit à un flux de pensée collectif (épisode 265). Elle peut aussi intégrer une écriture livresque le temps de quelques cellules (épisodes 270). Il arrive aussi qu’elle revienne aux rappels sur l’intrigue en début d’épisode, comme il était d’usage à l’époque.

Des ronces et du texte, comme dans un livre de conte

Des ronces et du texte, comme dans un livre de conte ©Marvel Comics

Ann Nocenti épate le lecteur et le tient sous le charme en montrant un individu ayant perdu le goût à la vie, privé de compas moral, devant réapprendre ce qu’il tenait comme des certitudes. Alors qu’il remet tout en cause, il redécouvre ses valeurs, à commencer par son sens de la justice. De toute évidence sa dépression n’est pas de type suicidaire et il n’a aucune intention de se laisser mourir, par contre il doit retrouver un sens à sa vie. Au fil des différents épisodes, Daredevil recommence à zéro pour conforter ses choix. Il refuse la violence comme seule solution et même comme première solution (le tête-à-tête avec Bullet). Il ne peut pas rester inactif devant l’injustice et les coupables doivent être châtiés par lui s’il est le seul à en avoir les capacités (l’affrontement contre Blob et Pyro).

Quels que soient les risques, il est hors de question de se soumettre ou de se résigner à la loi du plus fort (Blob & Pyro). Il est convaincu de la possibilité d’une rédemption, d’une seconde chance (Bullet). Il existe des actes qui relèvent du mal absolu, celui qui ne peut pas être relativisé, qui ne connaît pas de circonstances atténuantes (confrontation contre Blackheart). Le lecteur se rend compte qu’au travers de ces épisodes, Ann Nocenti revisite et redonne du sens aux convictions et aux valeurs de Matt Murdock, lui redonne son statut de héros au sens noble du terme, effectue une réflexion honnête sur la justice et l’engagement personnel, et certainement parle pour partie de ses propres valeurs.

Un combat contre un adversaire beaucoup plus fort

Un combat contre un adversaire beaucoup plus fort ©Marvel Comics

De la même manière qu’Ann Nocenti écrit des histoires qui vont au-delà du simple divertissement de qualité et qu’elle s’investit à un niveau personnel, John Romita junior et Al Williamson ne se contentent pas d’une mise en image efficace. Ils imaginent également des visuels qui restent longtemps en tête. Impossible d’oublier des dessins en pleine page comme Méphisto tenant Daredevil à bout de bras, ou Pyro déchaînant une giclée de flammes, avec Daredevil bondissant hors de portée.

D’une certaine manière, le lecteur s’attend à ces pages qui font partie des conventions des comics de superhéros, même si ça ne retire rien à l’élégance de leur efficacité. Il s’attend moins à voir apparaître dans l’épisode 268, 3 pages colorées en rose par Max Scheele dans une approche chromatique osée (et contrainte par la technologie de l’époque). JRjr illustre un état d’esprit par le biais d’une imagerie sadomasochiste douce (collier et laisse), pour un effet indélébile. De même, le paysage en début de l’épisode 270 est barré par des ronces en premier plan, plus l’impression de ronce qu’un rendu botanique, pour une image qui a la puissance d’évocation d’un conte (les ronces de la Belle au Bois Dormant).

Attaché à un arbre par une chaîne et un collier

Attaché à un arbre par une chaîne et un collier©Marvel Comics

Le lecteur se rend également compte que d’autres images moins spectaculaires lui restent en tête. Impossible d’oublier cette case où Daredevil se baisse pour ramasser des détritus au sol et les mettre dans une corbeille de rue (épisode 265), ou la manière dont il est penché sur sa bouteille de bière au comptoir, ou encore Blob claquant ses mains sur les oreilles de Daredevil, etc. à condition d’y prêter attention, le lecteur prend la mesure de l’apport d’Al Williamson. Son encrage fin éloigne les personnages de l’impression toute en force de gros bourrins se tapant dessus. Ses lignes parallèles habillent les arrière-plans, jusqu’à parfois devenir un motif abstrait qui pourtant s’apparente à une texture. Par exemple dans la scène du confessionnal de l’épisode 267, les traits courant parallèlement les uns aux autres (purement abstraits) en arrière-plan donnent l’impression de refléter les aspérités du matériau mis en apparence par une faible lumière.

Ces 6 premiers épisodes forment une succession d’épreuves pour Daredevil. Dans la plus pure tradition des superhéros des années 1960 et 1970, Ann Nocenti transforme les affrontements physiques, en des affrontements moraux ou idéologiques. La personnalité de Matt Murdock a complètement disparu après l’œuvre destructrice de Typhoid Mary (commanditée par Wilson Fisk), au point qu’il ne quitte plus son costume de superhéros et qu’il détruit tout vestige de son ancienne vie en brûlant ses papiers personnels. L’homme a disparu et il ne reste plus que la fonction de redresseur de torts, l’individu n’ayant plus la capacité d’éprouver des émotions de ressentir de l’empathie.

Une pause entre 2 épreuves

Une pause entre 2 épreuves ©Marvel Comics

Confrontation après confrontation, Daredevil constate, comme s’il était extérieur à lui-même, quelles sont ses réactions et ce qu’elles révèlent comme valeurs morales consubstantielles de son être. Cette démarche ambitieuse d’Ann Nocenti bénéficie des dessins de John Romita junior et d’Al Willaimson, pour une narration visuelle impeccable, capable de respecter les conventions des comics de superhéros, tout en les habitant avec une sensibilité plus nuancée, un soupçon de romantisme, une attention portée à ces individus qui apparaissent fragiles.

Se reconstruire dans un monde complexe

Épisodes 271 à 273 – Matt Murdock continue de fonctionner en mode automatique, dans le costume de Daredevil. Sa route l’amène à une exploitation d’élevage porcin et aviaire, propriété de Skip (un trafiquant d’armes qu’il a sauvé dans l’épisode 267). Brandy (la fille à papa de Skip) prépare un acte de sabotage contre cet élevage industriel, pour protester contre les cruautés faites aux animaux. Elle convainc Daredevil de l’accompagner. L’intervention prend des proportions inattendues, et les 2 complices prennent en charge une jeune femme appelée Numéro 9, produit d’expériences génétiques pour fabriquer la femme parfaite. Après cet acte de sabotage, Skip embauche Shotgun, un mercenaire, pour trouver et châtier les coupables, et récupérer Numéro 9.

Avec ces 3 épisodes, Daredevil entame une phase suivante dans sa reconstruction personnelle. Ann Nocenti affine également son écriture. Par rapport aux épisodes précédents, la séquence d’ouverture est beaucoup plus mesurée. Certes la scénariste avait déjà mis un point d’honneur à rendre les antagonistes de Daredevil plus humains : l’empoisonneur des petits pots pour bébé (lors de la confrontation contre le Punisher), ou encore Bullet par sa relation avec son fils (il y en avait d’autres restés à l’état d’ébauche, comme Ammo ou Bushwacker). Pour cette histoire, elle consacre la première scène à Skip, le propriétaire de l’élevage en batterie. Elle ne fait pas allusion à son activité de contrebandier en armement. Au contraire elle le présente comme un simple dirigeant d’entreprise, avec la tête sur les épaules, et un pragmatisme fondé sur le bon sens et le capitalisme.

Élevage en batterie

Élevage en batterie ©Marvel Comics

Ann Nocenti présente le point de vue de Skip avec une réelle honnêteté intellectuelle. Voilà un entrepreneur qui adapte son outil de production aux exigences du marché. Les clients veulent des produits (de la viande) moins chers, il rationalise ses moyens de production, en cherchant des solutions techniques pour augmenter le rendement de son élevage intensif en batterie. Nocenti explicite la conséquence, à savoir des conditions d’élevage contre nature : densité de poulets au mètre carré, comportements aberrants de cannibalisme des animaux, veaux élevés dans l’obscurité pour provoquer une anémie et aboutir à une viande plus blanche (= plus conforme aux attentes du consommateur), projet de supprimer les pattes des cochons pour éviter qu’ils n’attrapent des maladies par ces extrémités.

Mais, par l’entremise de Skip, elle énonce également les conditions qui ont conduit à ces modes de production : une exigence de manger de la viande à tous les repas, une volonté de mettre la viande à portée de la bourse de tous les consommateurs, soit une généralisation de la consommation de viande et une démocratisation de l’accessibilité de ce produit. Elle expose aussi l’incohérence des comportements de ces consommateurs, prêts à manifester contre les conditions d’élevage, mais pas à se priver de viande, encore moins à renoncer au cuir pour les chaussures ou les vêtements (et tout ça en 3 pages).

Danse avec les cochons

Danse avec les cochons ©Marvel Comics

En ayant ainsi donné la parole d’abord au propriétaire d’un élevage en batterie, elle a expliqué l’historique du moyen de production, et la responsabilité individuelle de chaque consommateur. Du coup, le lecteur éprouve des réticences à accorder sa confiance à Brandy qui souhaite saborder cet élevage. Bien intentionnée, elle apparaît quand même un peu irresponsable en voulant détruire pour attirer l’attention de l’opinion, sans réfléchir aux conséquences de ses actes, à commencer par le devenir d’animaux ayant toujours vécu en captivité. Ce jugement de valeur est encore renforcé par l’attitude de Daredevil qui ne souhaite pas la soutenir dans cette entreprise. Alors que les valeurs humanistes de l’auteure ne font pas de doute, elle refuse d’adopter le discours d’une rebelle capable de détruire pour protester, mais pas de construire ou même concevoir une alternative.

Ce premier épisode impressionne par la maturité de l’approche des enjeux de l’agroalimentaire, et du refus de la diabolisation de l’entrepreneur. En 1989 (année de parution de ces épisodes), Ann Nocenti tient déjà un discours écologique et économique élaboré, commençant par renvoyer le consommateur face à sa responsabilité individuelle. Elle incite le lecteur à réfléchir à la manière dont son bien de consommation (y compris sa nourriture) a été produit avant de le consommer et de participer ainsi à la perpétuation de méthodes aux implications éthiques discutables.

T'as vu mes muscles et mon flingue ?

T’as vu mes muscles et mon flingue ? ©Marvel Comics

La suite du récit mine un peu ce démarrage exceptionnel parce qu’il s’avère que Skip continue à participer à un trafic d’armes, qu’il utilise un programme de recherche génétique à des fins condamnables et qu’il est partie intégrante du complexe militaro-industriel, incarné par Shotgun, un antagoniste caricatural, jouissant de l’usage des armes feu, surtout les plus puissantes. Pourtant, même ce développement à l’orientation appuyée n’efface pas les précédents points de vue sur la responsabilité citoyenne et l’efficacité toute relative des actes de protestation basés sur la seule destruction.

Contre toute attente, le lecteur n’a pas l’impression de lire un pamphlet écologique ou économique. Ann Nocenti écrit bien une aventure de superhéros (Matt Murdock porte son costume rouge tout du long de ces 3 épisodes, et fait usage de ses superpouvoirs), avec de l’action (le troisième épisode est consacré à l’affrontement entre Daredevil et Shotgun). Elle prépare les intrigues suivantes, en intégrant un fil narratif secondaire sur les Inhumains (Black Bolt, Karnak, Gorgon, Medusa) dont elle avait écrit un récit complet (graphic novel 39) illustré par Brett Blevins. Elle réussit même à incorporer un autre thème majeur : celui de la condition féminine par le biais du personnage de Numbre 9, jeune femme génétiquement améliorée pour répondre aux attentes sociales explicites et implicites pesant sur les femmes (bonne épouse, bonne mère, aimante, bonne cuisinière, canon de la beauté, etc.).

Vous êtes sûr d'être dans la bonne série ?

Vous êtes sûr d’être dans la bonne série ? ©Marvel Comics

Le lecteur retrouve avec plaisir John Romita junior (dessins) et Al Williamson (encrage) pour ces 3 épisodes. Comme dans les épisodes précédents, leur association fait des merveilles. Al Williamson reproduit avec application et respect les lignes de JRjr, ajoutant des traits fins parallèles pour habiller les surfaces trop simplifiées. Visuellement, cette approche contrebalance l’aspect massif des mises en scène, pour apporter des détails délicats, sans nuire à l’immédiateté de la lecture.

Dans ces pages, John Romita junior semble capable de faire passer toutes les situations et toutes les émotions avec une justesse quasi surnaturelle. Le lecteur suit Skip parlant à son adjoint, dans les bâtiments abritant les enclos d’élevage, et toutes les informations visuelles nécessaires sont présentes sur la page pour donner corps à ces lieux. Il réussit même à faire exister une salle d’essai d’armes à feu (quand Shotgun essaye son fusil à $10.000), sans dessiner d’arrière-plan. Ce n’est qu’en revenant sur ces 2 pages que le lecteur prend conscience qu’il a lui-même imaginé le lieu.

L’artiste se montre tout aussi convainquant dans les séquences d’action, utilisant un découpage en case qui donne l’impression au lecteur de voir les mouvements des personnages : Brandy en train de s’entraîner aux barres asymétriques, Numéro 9 en train de danser, la même en train de découper frénétiquement des légumes, ou l’affrontement sans pitié entre Daredevil et Shotgun dans la forêt. Alors même que le lecteur peut avoir l’impression qu’il n’y a pas beaucoup de traits pour définir les personnages, il voit des individus visuellement inoubliables.

JRjr conçoit avec maestria des gens normaux, pourtant avec une apparence marquante. Daredevil reste un homme élancé et musclé sans exagération, gracieux dans ses mouvements. Brandy est une jeune femme pas encore complètement formée. Numéro 9 correspond à une forme féminine plus épanouie, pour rendre compte de sa perfection. Shotgun est massif à souhait, avec une musculature qui atteste des heures passées en salle, et d’une forme de vanité quant à son apparence. Skip est un quadragénaire qui arbore une belle moustache, preuve de sa confiance en lui et d’une forme de fierté (méritée au regard de sa réussite sociale).

De la viande pour tous !

De la viande pour tous ! ©Marvel Comics

Comme dans les épisodes précédents, le lecteur constate l’incroyable complémentarité des 3 créateurs. Au détour d’une page, il tombe sur images qui restent gravées dans sa mémoire pour plusieurs années. Il en va ainsi de la page 16 de l’épisode 271 qui montre des individus en train manger de la viande. Il s’agit d’une juxtaposition de têtes de différentes personnes en train de mordre dans un morceau de viande préparée de diverse manière. À la fois, il s’agit d’un geste anodin, à la fois cette juxtaposition suscite un moment de haut-le-cœur devant cette accumulation. Dans l’épisode suivant, le lecteur se frotte les yeux devant Numéro 9 en train de danser au milieu des cochons ayant été libérés et cherchant quoi faire de leur liberté, une image à la fois grotesque et poétique.

Ces 3 épisodes forment une expérience de lecture exceptionnelle. Les 3 créateurs (scénariste, dessinateur, encreur) sont en phase. Ils respectent à la lettre les conventions du récit de superhéros, tout en réalisant une œuvre d’auteur engagé et intelligent. À la fin de ces années 1980, Ann Nocenti développe déjà le concept de la responsabilité écologique des consommateurs, de la nécessité de s’intéresser au mode de production de ce que l’on consomme. John Romita junior & Al Williamson forment un duo complémentaire, réalisant des planches vivantes, au niveau de l’être humain normal, tout en sachant utiliser à bon escient les codes des combats physiques de superhéros, sans proscrire une sensibilité dépourvue de testostérone. La scénariste tient un discours lucide sur les limites des confrontations physiques comme solution pour résoudre des problèmes complexes : ce n’est pas en tapant sur les autres que les questions d’éthique liées à l’agroalimentaire progresseront.

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Pour beaucoup, le run d’Annie Nocenti et de JrJr sur DD rivalise avec celui de Miller tout en étant souvent oublié. Présence répare l’affront avec ce superbe dossier d’une période où Matt abandonne Ny pour un pèlerinage à la campagne loin d’être reposant.

La BO du jour : alors ça fait quoi de ne plus rien avoir, d’être un parfait étranger et surtout de plus avoir de foyer, hein ?

78 comments

  • PierreN  

    Un excellent run (le meilleur après Miller selon moi) parfois sous-estimé, peut-être parce qu’il s’éloigne de l’aspect polar/ninja associé aux périodes les plus populaires du titre. Le tie-in d’Inferno finalement c’est le meilleur arc du crossover.
    Je garde une légère préférence pour l’arc en enfer, même si cette période façon « road movie » ne manque pas d’intérêt et d’originalité

    • Présence  

      Je ne peux que croiser les doigts pour que Marvel réédite les épisodes suivants que je n’ai jamais lus. Faut-il que j’aille brûler un cierge ?

  • yuandazhukun  

    Toutes mes félicitations Présence pour cette analyse détaillée de la période Nocenti/JRJ… Je n’avais pas le souvenir de Nocenti si impliquée aux problèmes agroalimentaires !!!! Surtout concernant un pays comme les Etats-Unis si vaste géographiquement et devant avoir le rendement industriel demandé, déjà à l’époque ! Il me faudra relire ces épisodes…Concernant cette période de Daredevil, j’avais adoré l’épopée avec Thypoid ou Murdock est peu à peu scindé en deux et détruit psychologiquement, d’une manière différente de Born Again…Je ne suis pas un grand fan de Romita Junior, sur certaines planches le boulot est formidable, comme tu le dis, ça marque les esprits mais sur d’autres (la plupart à mes yeux) les formes sont trop géométriques (bien carré, bien rond etc..) et les postures des persos sont « grand guignol ». L’après Thypoid j’ai eu beaucoup de mal, j’ai même detesté Inferno jusqu’à l’affrontement avec Méphisto. La raison principale en est le mélange des genres..Voir une horde de démons déferlée dans le monde de DD (devoir éditorial oblige avec Inferno pour tout le monde !), Méphisto, des mutants, des inhumains, le surfer d’argent…non vraiment pour moi ça faisait trop. Autant dans les épopées cosmiques j’adore, autant dans l’univers plutôt « polar » qu’a créer Miller avec DD mentalement j’ai pas pu.
    Pour autant, je reconnais le talent immense de Nocenti…la scène dans le bar entre DD et le diable est magnifique d’écriture et de mise en scène ! Tout comme le combat avec Blackheart d’une intelligence fine !
    La période Nocenti/Weeks, qui fait suite à celle de Méphisto et qui voit le départ de Romita Jr, m’a bien plu même si plus classique..Un murdock amnésique qui suit les traces de son père et un faux DD violent je trouvais ça bien fait et bien raconté ! La couverture faite par Weeks d’un numéro avec d’un coté Murdock boxeur et de l’autre DD voleur telle une affiche de boxe reste dans ma mémoire !
    Que de bons souvenirs au final sur l’ensemble du travail de Nocenti…
    Encore bravo pour l’énorme boulot fait, Présence ! Et toujours très instructif ! Grâce à toi je vais réouvrir mes vieilles V.I. de Semic !

    • Présence  

      En y réfléchissant encore, je trouve qu’Ann Nocenti a su tirer le meilleur parti d’Infeno qui pourtant (comme tu le rappelles) est un concept à l’opposé des aventures urbaines de Daredevil. En effet par ce biais, Murdock est confronté à une forme de mal primaire et sans équivoque, une forme de réalité simpliste qu’il est capable de comprendre et à laquelle il est capable de réagi au vu de son état d’esprit. Tout autre forme de dilemme moral plus complexe aurait été trop compliqué pour son état émotionnel émoussé.

  • Matt  

    Un run qui m’intéresse pas mal. Je n’ai connu Typhoid Mary qu’au travers de son retour bref dans le DD de Bendis. Puis j’ai entendu parler de Ann Nocenti.
    Ton article donne envie, ainsi que celui de Bruce sur les épisodes précédents. J’ignorais que c’était sorti chez Semic d’ailleurs. J’ai un peu peur que les revues aient vieilli cela dit. Il me semble qu’ils ont commencé à utiliser un meilleur papier dans les années 90 et certaines n’ont pas l’air d’avoir vieillies. Mais en 1989…c’était pas encore le même papier pourri que celui utilisé chez Lug ?

    Peut être que je me pencherais sur la VO sur le TPB « a touch of typhoid »
    Je ne crains pas trop le côté vieillot quand le fond a l’air aussi intéressant que tu le décris. J’ai tendance à privilégier le fond à la forme (même si apprécier les dessins reste très important) Je suis surpris en effet qu’elle glisse des opinions sur l’agroalimentaire déjà à cette époque.

    Je connaissais le travail de Nocenti sur Longshot, une mini série où j’avais déjà adoré la critique qu’elle faisait du monde de l’audiovisuel au travers de son personnage déjanté et flippant de Mojo, sorte de caricature de directeur des programmes ignoble. Personnage plus tard intégré à l’univers des X-men. Encore un truc non publié en France. Décidément Panini ne l’aime pas cette scénariste.

    • Présence  

      Pour avoir lu Longshot après ces épisodes de Daredevil, je n’y avais pas retrouvé la même densité et élégance d’écriture. Je suis content de découvrir quelqu’un qui apprécie le personnage de Mojo, souvent décrié pour son intégration dans les séries X-Men, alors que Chris Claremont a su à plusieurs reprises l’utiliser pour critiquer les dérives les moins reluisantes du business du spectacle.

      • Matt  

        Ah j’adore Mojo ! Et même Spirale tiens (même si elle ne critique rien, elle)
        Après le problème c’est comment il a été parfois utilisé. Mais le concept et même l’apparence ignoble du personnage sont super. Mais c’est une bonne chose qu’il n’apparaisse pas souvent. cela rend ses apparitions (réussies) plus marquantes. Et puis c’est un personnage décalé qui ne convient pas à n’importe quelle histoire.
        Longshot c’est plus du divertissement mais j’aime beaucoup cette mini série à la fois amusante (Longshot est un peu crétin) et divertissante. Pas un chef d’œuvre mais j’aime bien, et j’aimerais une édition VF.

  • Tornado  

    A force d’entendre parler de ce run comme l’un des meilleurs de la série, j’ai essayé de lire quelques épisodes ici et là dans les quelques revues glanées à droite et à gauche. Ouch ! le style narratif… Ah non, définitivement impossible pour moi.
    Contrairement à Matt, je plébiscite avant tout la forme (avec un minimum de fond quand même). Je ne suis pas du tout intéressé par une série au long court en essayant de savoir ci « ce que fait ou dit le personnage » est raccord avec 30 ans de continuité. Voilà un sujet où je n’arrive pas à comprendre qu’on puisse trouver ça passionnant. Et si la toile de fond est intéressante mais que c’est raconté de manière un peu trop tarte, non ça ne passe pas non plus.
    Bon je radote. Et sinon j’adore JRjr, notamment pour son art du découpage séquentiel. La forme, quoi ! 🙂

    • Matt  

      Je ne me fous pas de la forme non plus (j’ai besoin d’apprécier le dessin…ce qui n’était pas le cas dans From Hell par exemple)
      Et je suis aussi capable d’aimer des histoires un peu connes si elles sont bien mises en forme (de type série B), mais la narration ne m’arrête pas si le fond est bon. On touche ce qui nous différencie et qui explique pourquoi la forme vieillotte des comics old school me dérange moins. Et pourquoi j’aime les x-men de Claremont^^.
      Alors que si c’est nul aussi dans le fond, je déteste (toutes les histoires bidons à base de vilain qui ricane qu’il veut faire sauter la ville parce qu’il est vilain et qui se fait dérober la bombe pendant qu’il est occupé à se vanter)

    • Présence  

      @Tornado – J’ai bien sûr pensé à toi en écrivant cet article et en mentionnant les bulles de pensée. Pour le coup, je ne me suis à aucun moment senti gêné par la forme, tellement le propos est honnête et mature. J’ai même constaté qu’au bout de quelques épisodes Ann Nocenti abandonnait l’écriture à la manière de Frank Miller (cellules de texte avec flux de pensée) pour revenir aux bulles de pensée avec lesquelles elle semble plus à l’aise, sans que ça ne nuise à mon plaisir de lecture.

  • phil  

    Très bone analyse
    Ce run est pour moi le plus important de tous, tout titres confondus
    Je pourrais en écrire des caisses mais tu as abordé pas mal des élements principaux
    J’ajouterai que la scénariste et le dessinateur étaient/sont de sensibilité politique très différentes et c’est ce contraste qui apporte un plus, JRjr ne sombrant pas dans la surenchère il « canalise » graphiquement le propos, et Nocenti le pousse en même temps dans ses retranchements. On est clairement dans l’oeuvre d’un duo qui transcende la somme de ses composantes indivisuelles

    • Présence  

      Merci beaucoup pour le compliment car c’est la lecture de ton site qui m’a permis de mieux comprendre les qualités narratives des dessins de John Romita junior. Je n’y avais pas pensé, mais c’est vrai que les convictions politique de Nocenti et Romita ne sont pas les mêmes. Je me demande si celles de JRjr était déjà aussi affirmées en 1989.

  • Bruce lit  

    C’est un article important d’une période ne l’étant pas moins que tu livres ici Présence. C’est magnifique ! Tu as tout dit ! Et je t’en remercie du fond du coeur. Non pas que tes articles soient baclés le reste du temps, mais j’ai vraiment eu l’impression que tu t’es considérablement investi sur la perte émotionnelle de Matt.
    C’est peut-être la période de DD que je préfère parce que totalement originale, sociale, et sous-estimée. Tornado, tu as raison : à bien des égards Nocenti est un peu lourde dans sa narration, d’un point de vue stylistique, ce n’est pas très flamboyant, je n’ai pas en tête de formule inoubliable.
    Sur le fond, c’est brillant, engagé, couillu, courageux, généreux. Elle avait 30 ans d’avance sur la dénonciation de l’industrie agro-alimentaire. Bien plus que Miller, bien plus que personne, nocenti aura trouvé le juste équilibre entre le volet super héros et la conception de la justice. S’il y avait une version de DD que j’aimerai voir en série TV, ce serait celle- là car tellement en écho avec notre monde plutôt qu’une énième version de Miller.

    J’aime beaucoup tout ton dvpt sur la reconquête d’une émotion. Il y’a là quelque chose de très profond qui se rapproche de The Wall : ne plus rien ressentir pour ne plus souffrir. Matt est en pilote automatique. même anéanti, sa nature généreuse continue à agir de manière mécanique. Il ne se sépare plus de son costume, Matt Murdock a été totalement oblitéré. Les détails, se focaliser sur les détails ( ah ben si, en voilà une réplique culte !).
    Nocenti a laissé aussi une place importante aux femmes et aux enfants dans ce travail. Dans l’arc avec les Inhumains, elle aborde avec beaucoup de tact l’angoisse d’être parents. Moi je lui pardonne tout à cette grande dame qui a écrit des choses exceptionnelles pour mon héros favori et qui se livre entière à son lecteur. Nocenti ne triche pas, ne fait pas la maline, elle raconte des histoires dures, peu spectaculaire mais qui extermine la super racaille que je ne supporte plus et qui pète plus haut que son cul (vous connaissez les noms depuis le temps).
    J’aimerai voir tout ça réédité, car tout ça a été signé par JrJr et placardé chez moi. Du coup je n’y touche plus.

    Une anecdote ? En 98, je me plante à mon diplôme. 3 ans de boulot à la poubelle. Le soir je lis cette histoire où Matt ne veut plus souffrir et mettre les autres à distance. Et suis très tenté de le faire aussi. Quelques jours après, je rencontre JrJr à Album ! Et je trouve un sens à cette rencontre ! DD me réconforte et je bûche deux fois plus. J’obtiens mon diplôme en appel, comme Matt qui récupère sa licence….

    • Matt  

      Pour le coup c’est réédité dans « A touch of Typhoid » comme le dit Présence. Sauf les 3 derniers épisodes (271 à 273) Toujours pas en VF par contre hélas.

      Jolie anecdote sinon. Vous avez parlé ?
      On m’a dit une fois qu’un truc malsain dans notre société c’est ce culte de la réussite, et que les gens qui n’ont jamais échoué un examen, contrairement à ce qu’on pourrait croire (parce que j’en fais partie…et je ne m’en vante pas !), sont de grands anxieux. Parce que l’échec est terrifiant quand on ne l’a pas vécu. Pour plein de raisons (confiance en soi, jugement des autres, peur de perdre tout intérêt pour les gens, même les proches) Alors que si on échouait tous et qu’on se relevait, on se rendrait compte qu’on ne joue pas notre vie et que c’est pas si grave.

      • Bruce lit  

        non Matt, les épisodes Inhumans n’ont pas réédités. Ni la période Lee Weeks. J’ai échangé deux-trois broutilles avec JrJr qui n’en revenait pas d’être si connu en France. Il a été très gentil en me signant quand même une vingtaine de Comics….

    • Présence  

      @Bruce – Considérablement investi sur la perte émotionnelle de Matt – C’est vrai que je me suis retrouvé à écrire un article beaucoup plus long que je ne l’avais envisagé en redécouvrant à quel point Ann Nocenti disposait d’un point de vue aussi personnel et original. J’ai été frappé par les similitudes avec la mise plus bas que terre de Matt Murdock dans Born again, et par le chemin entièrement neuf imaginé par Nocenti pour reconstruire le personnage.
      .
      C’est peut-être la période de DD que je préfère parce que totalement originale, sociale. – Toujours en relisant ces épisodes, j’ai pris la dimension de leur approche très différente des comics de l’époque, et même de ceux de Steve Gerber pour Man-Thing, Howard the Duck et Defenders. La dimension sociale est indissociable de ces épisodes, et très mature. Nocenti ne se contente pas d’un discours de gauche critique. Elle envisage également d’autres points de vue qu’elle ne diabolise pas. Elle dépasse la dynamique de base de la dichotomie bien/mal.

  • Jyrille  

    Bien évidemment je ne connais rien de tout ça mais j’ai très envie de découvrir maintenant, bravo !

    A part ça tout comme Bruce parce que mà je n’ai rien de pertinent à dire. Je confirme que l’échec est une bonne école, mais qu’il ne faut pas non plus les accumuler sinon c’est déprimant et très mauvais pour l’estime de soi.

  • phil  

    Quelle importance a eu ce run pour moi, de 88 à aujourd’hui!
    Une réédition serait le top. J’ai tenté mais Marvel est inflexible côté droit C’est Panini point barre Dommage une vf n et b aurait été top
    Et Bruce on a du se croiser peut être. Grace à un copain on a pu faire venir JRjr à Lyon en 98, organisé le séjour…et Fred de chez Deesse m’a demandé s’il était possible « d’amener John » à Paris pour son magasin et Album donc du coup on a fait cette « mini tournée avec lui)
    Grand souvenir

  • JP Nguyen  

    Voilà une très belle mise en valeur de cette partie du run de Nocenti/JR Jr/Williamson. Bravo, Présence ! Et tu as trouvé des scans de bonne qualité (j’ai aussi ces numéros en format électronique mais avc une moins bonne résolution)
    Malgré le charme de cette période champêtre pour DD, avec un petit faible pour la confrontation avec le Blob et Pyro, je préfère quand même la partie se déroulant à New York, avec Typhoid, le Caïd, Karen et les Fatboys… DD reste pour moi un héros urbain.

    @Bruce : ton anecdote m’évoque la mienne, en 1998 aussi, j’attendais fébrilement le résultat de mes exams de rattrapage et Born Again m’avait moralement aidé (mais je radote, car j’en ai déjà parlé dans mon article sur le blog…). Et cette année-là, je crois aussi avoir croisé Phil au musée d’art contemporain de Lyon, ignorant que je ferais sa connaissance presque 10 ans plus tard, via un forum comics et le mag Scarce…

    • Bruce lit  

      @Phil : c’était je crois en octobre 98. Si tu as croisé un binoclard aux cheveux chatains quasiment en fin de queue avec ses DD à la main et dans l’autre le CD de Babybird « There’s something going on », c’était moi !

    • Présence  

      @JP – Je t’enverrai le lien des scans après mes vacances car j’ai laissé l’adresse sur mon ordinateur au boulot. Je dois dire que je ne croyais pas à ma chance d’avoir découvert un site avec tous les épisodes que je voulais scannés, ce qui m’a donné l’embarras du chois d’images, à commencer par celles que j’avais citées dans mon article.

  • Léo Vargas  

    Hello,

    Merci pour ton excellent article. Je ne peux pas m’empêcher de faire un parallèle sur le ton réaliste du run. Et je m’y reconnais parfaitement en train de lire ton article dans les transports qui est un parfait échappatoire à l’agressivité des gens…

    • Présence  

      J’avais aussi eu la surprise de retrouver dans les observations d’Ann Nocenti (par la bouche de Daredevil) mes propres ressentis sur l’agressivité de la vie en ville, lors de moments de fatigue ou de déprime.

  • Matt  

    Ann Nocenti avait à peine 28 ans quand elle a bossé sur la mini série Longshot. Et 1 an après elle s’attaquait à Daredevil. On dira ce qu’on veut de sa narration mais sur le fond, j’aime bien les idées qu’elle développe. Même dans Longshot qui est davantage une lecture fun, la satire des médias visible à travers le personnage de Mojo explorait à son paroxysme les dérives des divertissements pour gonfler l’audimat. De la télé réalité avant l’heure mêlée aux jeux du cirque de Rome. Apparemment elle a été inspirée par les études qu’elle faisait à cette époque sur les écrits d’écrivains et philosophes comme Marshall McLuhan sur la théorie médiatique.
    Il y a d’ailleurs un passage sympa sur le choc des cultures lorsque Longshot, esclave cascadeur en fuite, rencontre sur terre la cascadeuse Rita Ricochet qui fait un boulot quand même moins dangereux que sur son monde.

    Personnellement j’ai toujours adoré le personnage (mal aimé) de Mojo tellement il me faisait à la fois rire et flipper depuis que j’ai lu Longshot. C’est un vilain plus « meta », absurde et satirique mais aussi monstrueusement cruel et cinglé. Un vrai producteur TV donc^^ Je n’aime pas trop quand il est utilisé n’importe comment comme un vilain lambda mais dans certaines histoires, il représente en quelque sorte le mal impossible à vaincre, la perversion et la folie triomphante.

    Sinon pour les curieux qui n’ont jamais bien compris leur histoire quand ces persos se baladaient chez les X-men, Rita sera révélée plus tard être Spiral elle-même, enlevée, transformée et réduite en esclavage par Mojo qui la renverra dans le passé se persécuter elle-même (paradoxe temporel ?)
    Cela explique que Spirale semble avoir un faible pour Longshot chez les X-men de Claremont, sans qu’elle se souvienne vraiment d’où ça lui vent. Longshot lui-même a eu sa mémoire effacée par Mojo et ne connait plus Rita.

    Je sais pas pourquoi je parle de ça. Parce que j’aime bien ces persos créés par Nocenti sans doute. Mais c’est pas trop le sujet de l’article.

    • Présence  

      Comme toi, j’aime beaucoup le personnage de Mojo, souvent bien utilisé comme métaphore du show business et de ses dérives. Je suis aussi très réceptif au fait qu’il ne dispose pas de colonne vertébral, qu’il soit spineless en VO, c’est à dire prêt à se soumettre à tout si ça peut lui permettre de progresser.

      Je suppose que j’avais été moins réceptif à Longshot parce que je m’attendais à un récit dans la veine des épisodes de Daredevil que j’avais lus avant, ce qu’il n’était pas.

      • Matt  

        Je ferais peut être un article sur Longshot.
        La série n’a pas la même profondeur que les épisodes de Daredevil mais ce n’était pas le but initial.
        Nocenti se faisait encore la main sur les comics. Je crois que le seul autre comics qu’elle a écrit avant Longshot c’est « beauty and the beast » avec le fauve et Dazzler (le concept même est bizarre, jamais lu)
        D’ailleurs elle a fait de Longshot un gentil candide paumé parce qu’elle n’avait pas non plus d’idées sur la conception d’un super héros.

        « Longshot is the idea of stripping someone of everything that they are. I never read comics, so the idea of a hero to me was different. I couldn’t think of it in terms of a ‘super hero’ hero. I thought of it more as a conceptual hero. »

        Ce qui fait que Longshot n’est pas du tout un héros dans cette série. Juste un gentil idiot paumé sur terre qui se remémore petit à petit son ancienne vie d’esclave du Mojoworld.

  • Eddy Vanleffe  

    J’ai jamais eu de problème avec la narration de Nocenti. je trouvais ça…Bizarre et c’est justement ça que je trouvais perturbant et fascinant.
    Je repense à cette trilogie de spider-man qui se passe dans un asile, c’est même plus du super héros et c’est complètement perché.
    Internet a unanimement décidé ces derniers temps qu’elle ne savait plus écrire… je ne sais pas trop d’où ça vient…

    • Matt  

      Ah tiens oui j’aurais bien voulu lire ce Mad Dog Ward sur Spidey. Mais en VF, pas de réédition.
      Longshot c’était assez perché aussi. Mais c’est ce qui m’a plu. Et pas de réédition VF non plus ! Je l’ai en VO.

      On n’aime pas Ann Nocenti chez Panini j’ai l’impression.

  • Présence  

    Merci beaucoup de prendre la peine de formuler tes réactions. Ton éclairage à partir d’un autre point de vue (et des compétences professionnelles dont je ne dispose pas) enrichit toujours ma compréhension de ma lecture, et explicite certains de mes ressentis que je n’ai pas su transcrire en mot.

    En ce qui concerne ce qui se cache dans les détails, j’avais fini par demander à google pour en avoir le cœur net. Les 2 expressions existent et n’ont bien sûr pas le même sens : il peut aussi bien s’agir du diable que de Dieu qui se cache dans les détails.

    Daredevil dans la neige – Si tout va bien (= si le planning de publication annoncé par Marvel est respecté), j’aurai le plaisir de découvrir ces épisodes que je n’ai jamais lus, dans le prochain tome de la collection Epic, annoncé dont la sortie est annoncée pour octobre 2017.

  • Eddy Vanleffe  

    Je ne veux pas être injuste avec Panini parce qu’ils font quand même les intégrales, Best of et autres Marvel Classic…mais ils ont quand même tendance à prioriser le moment où Quesada a débarqué comme repère chronologique…tous les auteurs antérieurs sont souvent oubliés (John Byrne, Nocenti, Bill Mantlo ou d’autres encore)
    Je suppose qu’ils vendent moins qu’avant et paradoxalement, ce sont les présence de Urban (qui a une vision très patrimoniale de son catalogue) et des films qui leur permettent d’oser des trucs comme Triomphe et Tourment ou Une réalité à part…
    question budget et goûts: j’ai jeté mon dévolu sur la collection Hachette qui sort pépite sur pépite…il y a beaucoup de trucs inédits là dedans…

    • Matt  

      Plein de trucs qui font envie chez Hachette. Mais bon sang, quel teasing insupportable ! Sortir la liste 2 ans avant que le truc paraisse, c’est frustrant^^. Car à raison d’un livre toutes les 2 semaines, il y a des trucs qui me tentent qui ne sortiront pas avant…ouais…plus d’un an.

  • Tornado  

    Je fais partie de ceux qui n’aiment pas l’écriture de Nocenti. C’est très naïf dans la forme avec une narration un peu ampoulée, assez lourdingue quant à l’utilisation des bulles de pensées et des cartouches de texte, assez foutraque, très old-school, dans le mauvais sens du terme. Le fait est que je n’arrive pas à passer le cap de cette structure narrative très naïve, là où tout un tas de lecteurs va réussir tranquillement à faire abstraction de cette forme pour en distinguer le fond, apparemment très riche, voire profond si j’ai bien compris.

    La 1° fois que j’ai lu un épisode de la dame (sur Daredevil), j’ai pris peur : Romita Jr, d’ordinaire si bon dans le découpage séquentiel et épuré, était obligé de faire avec une tonne de texte, très indigeste.

    • Eddy Vanleffe  

      sans doute…
      ça m’a jamais gêné, l’habitude sans doute… surtout je ne l’ai jamais trouvée naïve, il faudrait carrément que je le relise ce soir pour comprendre ce que tu veux vraiment dire….
      plein d’auteurs de l’époque et même aujourd’hui me donnent l’impression d’être plus naïfs (je pense à cet horrible arc de Birds of Prey rebirth que je me suis infligé, ou encore tiens Spider-Man 36 pour ne citer que lui…^^)

      En revanche j’ai encore un mémoire une scène improbable de métro où tout le monde pense en même temps, retranscrivant pêle mêle les préoccupations de tous les gens qui partent au boulot ou en chercher ou qui reviennent d’une nuit agitée… (Harbinger a d’ailleurs un peu repris le concept sur la couv du numéro 1)
      sans doute datée,comme narration mais ça marche sur moi…

      • Bruce lit  

        Je crois que cette scène est déjà présente chez Miller. Me souviens plus. Love and War ?

  • Eddy Vanleffe  

    Miller déstructure la pensée de son tueur dans Love and War mais je ne me souviens plus du métro…^^

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