AU CŒUR DU DESERT

 

AU CŒUR DU DESERT, Maryse & Jean-François CHARLES

Un article de Sébastien ZAAF

VF : Le Lombard

©Le Lombard

Chapo : AU CŒUR DU DESERT est un western de Jean-François Charles, librement inspiré du livre de Joseph Conrad, AU CŒUR DES TENEBRES avec un jeune officier yankee chargé de retrouver son frère, ancien officier devenu fou au cœur de l’Ouest. 

Jean-François Charles, le créateur des PIONNIERS DU NOUVEAU MONDE, signe un western librement inspiré de l’œuvre phare de Joseph Conrad, AU CŒUR DES TENEBRES. Une adaptation brillante, intelligente, documentée et mûrement réfléchie comme l’explique l’auteur en postface et comme le montre un scénario travaillé qui détaille la très bonne connaissance qu’a Charles de l’œuvre de Conrad en général tant on y retrouve plusieurs de ses thématiques. Graphiquement, les dessins-peintures-aquarelles ajoutent une luminosité et un intérêt quasi-documentaire à ce western hors-norme, encore un, dans la célèbre collection Signé chez Le Lombard. 

Go West

« Je regardais la côte. Regarder d’un navire la côte filer, c’est comme réfléchir à une énigme. La voilà devant vous – souriante, renfrognée, aguichante, majestueuse, mesquine, insipide ou sauvage et toujours muette avec l’air de murmurer, Venez donc voir. » Cette citation de Conrad est d’entrée adaptée par Charles, sur un paysage de mesa : « Je regardais le cœur du désert. Il était comme un serpent, terrifiant, menaçant, fascinant. Il m’avait envoûté ». L’action commence en 1870. Un pays fracturé encore après la Civil War qui s’est achevée quelques années plus tôt. Le lieutenant Pyle est convoqué au Kansas à Fort Leavenworth. La mission qui lui incombe est à la fois simple et complexe : retrouver le colonel Pyle qui au cœur du désert a pris la tête d’une bande de renégats Navajos qui pillent, violent, tuent, entre l’Arizona, l’Utah et le Nouveau-Mexique. Héros de la Civil War, décoré de la Medal of Honor, le colonel Pyle, relique d’un pays qui veut tourner la page doit disparaître. Le jeune lieutenant prend donc la tête d’un convoi de pionniers qui a demandé la protection de l’armée, en route vers Fort Larned, au Kansas. Un convoi hétéroclite, qui se révèle être une gageure avec l’une des fameuses tempêtes du Kansas qui lui passe dessus. Au milieu du convoi, une jeune fille avenante et son père qui l’est beaucoup moins comme l’apprend Pyle à ses dépens. Un arrêt à Fort Larned et les premiers souvenirs de Pyle qui remontent, de son enfance, de ce frère peu connu et peu fréquenté. Un autre départ, en direction de l’Arizona avec un convoi tout aussi hétéroclite, formé d’éleveurs de moutons d’un côté et d’un bataillon de soldats Buffalo de l’autre. Comprenez des soldats afro-américains, libres mais dont personne ne veut. Une histoire de l’Ouest profond, entre éleveurs et propriétaires terriens notables et bornés. Et bientôt le désert, vide, profond, écrasant avec le guide apache qui les accompagne. La découverte du frère et la confrontation qui viendra, inévitable, terrible, avec les mêmes mots que Kurz.

Ouverture ©Le Lombard

Au cœur de Conrad

L’histoire n’est pas juste une adaptation photocopiée. L’auteur montre sa connaissance de l’œuvre de Conrad par petites touches. La jeune fille du convoi, pour laquelle le lieutenant a le béguin, répond à la jeune fille du passé de son frère, amour arraché dans une thématique conradienne du sortilège féminin. Pour Conrad, la femme est comme une créature sauvage, inaccessible, vouée à la destruction de l’homme comme il en entreprend la démonstration dans un  récit peu connu, LE PLANTEUR DE MALATA. On le retrouve aussi dans LA FLECHE D’OR. Le désir primal, insuccès permanent se retrouve comme dans NOSTROMO ou LE COMPAGNON SECRET remplacé par le désir de mort, Eros et Thanatos comme les deux faces d’une même pièce et d’un même destin.

Ici le colonel Pyle fait autant penser à Kurz, le dément, qu’à Lord Jim, autre héros conradien en quête de rédemption ou de revanche. On peut aussi préciser que Joseph Conrad est polonais d’origine. Un détail qui a son importance, musicale en l’occurrence. Chacun se rappelle La chevauchée des Valkyries et les hélicoptères de Coppola. Ici la partition musicale scandée est La Polonaise, de Chopin. C’est ce morceau, joué par la fille de l’officier qui commande Fort Larned qui fait remonter les premiers souvenirs du lieutenant Pyle, son frère au piano dans la demeure familiale jouant cet air. Clin d’œil appuyé à Conrad, exilé polonais comme Lord Jim était aussi un exilé européen à Bornéo. L’exil aussi pour le colonel Pyle, loin de sa maison natale, de ses parents, de son pays, au pied de Monument Valley.

Brothers in arms ©Le Lombard

Une histoire américaine

« Kurz, c’est l’aventurier qui se voue au Mal, dans les profondeurs du Congo, et qui domine tout un peuple d’esclaves par la seule magie de sa voix. L’art de Conrad est tout en symboles, d’une richesse magnifique. […] J’admire profondément la grande âme excessive que l’on devine à travers ces pages d’une sombre magnificience ». Ces mots sont ceux de Julien Green, à propos du roman de Conrad. Ils s’appliquent parfaitement à la bande dessinée de Charles. On retrouve cette transposition de Kurz dominant les esclaves noirs avec Adam Pyle devenant le chef des Indiens Navajos, esclaves de cette Amérique colonisatrice qui s’étend jusqu’aux confins de son propre monde. En miroir, son frère, Norman Pyle domine les colons, esclaves d’un système foncier à la solde de grands propriétaires terriens comme on voit dans tant de westerns, brutaux et sûrs de leur bon droit à spolier quiconque comme le montrera un passage avec les éleveurs de moutons dans la ville de Trinity Junction. Norman domine aussi les anciens esclaves mais toujours réprouvés devenus Buffalo Soldiers.

On retrouve les sombres pages de l’histoire américaine entre esclavage, racisme, violence, conquête de l’Ouest, pionniers, une histoire construite sur la violence et l’expropriation, la peur et l’espoir, la foi et le renoncement. Et ce fossé toujours présent entre cultures qui ne comprennent pas et  nese parlent pas ou si peu. Dès son entrée dans Fort LeavenWorth, Norman Pyle voit un soldat yankee cracher par terre. Une phrase lui vient, issue d’une lettre qu’un chef indien aurait écrit au grand-père de Washington : « Si tu craches sur la terre, tu craches sur ta mère ». La mère qui est aussi au cœur du récit, en tant que femme et en tant que patrie, aimée ou honnie dans le cas des deux frères.

Un plan personnel

Ce projet, Charles le portait en lui depuis 1976. Mais trop de bandes dessinées westerns à l’époque ont conduit les éditeurs à refuser son projet. Il le met en place en 2025, cent ans après la première parution en français du roman de Conrad. Mais il n’y a pas que Conrad, au cœur du désert. Il y a aussi une passion dévorante pour le western et pour John Ford, qui a magnifié tous ces paysages au cours de films de légende. John Ford disait : « Je pense que l’on peut dire que la vraie vedette de mes westerns, c’est le paysage ». Les dessins de Charles, entre peinture et aquarelle sont superbes et rendent grâce et hommage à la nature sauvage de l’Ouest. L’épisode dont je parle plus haut avec les éleveurs de moutons lui vient d’un western avec Glenn Ford, de 1958, LA VALLEE DE LA POUDRE. Stylistiquement aussi, l’effort de Charles est soutenu. Les planches originales ont été réalisées sur du papier toilé, prévu pour la peinture à l’huile. Le coup de brosse est donné à même sur le trait de crayon, à la manière des peintres westerns de la fin du XIXe et du début du XXe. Il s’en est inspiré aussi pour les costumes, notamment ceux des Buffalo Soldiers, ces peintures de Frederic Remington ou Harold Von Schmidt étant des mines d’informations conséquentes sur ces petits détails qui font la véracité d’une œuvre. Tout au cœur de cette bande dessinée on retrouve le souci de la découverte, de la documentation, de la méticulosité de Conrad dans ses histoires, ses détails, ses thèmes. La littérature rejoint la bande dessinée, le western rejoint l’art, la lumière du désert rejoint les ténèbres du cœur des hommes. 

On the road again ©Le Lombard

7 comments

  • JP Nguyen  

    QUOI ??? Il y a eu une Civil War avant celle entre Cap et Iron Man ? Je suis choqué ! 😉

    Ton article s’appuie sur une très bonne connaissance de l’œuvre de Conrad, un auteur que je n’ai jamais lu. Je ne le connais qu’à travers Apocalypse Now, qui est elle aussi une adaptation très libre.

    Pour avoir visité Monument Valley, je me souviens qu’un des points de passage obligé était le John Ford point, un paysage immédiatement reconnaissable pour qui, comme moi, a visionné son bon quota de westerns dans sa jeunesse.

    Pour les illustrations montrées, même si je reconnais une certaine virtuosité, je trouve que le style fait un peu figé. Je pense que je vais m’éviter de traverser ce désert.

    • Sébastien Zaaf  

      Hello JP, le style un peu figé est un choix de l’auteur, je pense, qui a vraiment souhaité comme je le dis le rendu des peintres westerns, pour un côté un peu documentaire. Il y a aussi la volonté de montrer comme Ford ou Costner dans ses westerns l’immensité des paysages de l’Ouest Sauvage.

  • Fletcher Arrowsmith  

    Salut.

    impressionné par tes connaissances sur l’œuvre de Conrad, un écrivain qui m’échappe encore. Je trouve surtout impressionnant comment son œuvre phare a traversé le temps et son influence encore de nos jours.

    Comme JP je trouve les planches présentées très belles mais un peu figées. Néanmoins je pense que je vais me laisser tenter car il y a, à priori, de beaux textes derrières, ce qui manque parfois à la bd moderne. Et puis curieux de voir comment cela a été transposé dans un contexte particulier.

    Y a t il quand même une dénonciation des états unis et notamment l’esclavage et le massacre des natives américains. Car on peut être admiratif des westerns et notamment ceux de John Ford tout en étant conscient de l’hypocrisie que cela véhiculait.

    • Sébastien Zaaf  

      Hello Fletcher. Effectivement l’oeuvre de Conrad résonne encore à notre époque par les thématiques abordées qui peuvent être transposées à l’infini mais aussi parce que l’oeuvre de Conrad est magnétique et marque les esprits. Pas un hasard si dans le premier Alien, le vaisseau se nomme Nostromo, comme le héros éponyme de Conrad. D’ailleurs le clin d’oeil continue dans Aliens, le retour avec le vaisseau Sulaco, qui est le nom de la ville où se déroule le roman Nostromo. Et ça continue jusqu’à nos jours avec Alien Romulus et le Corbelan, qui est le nom d’un prêtre du roman.
      Pour ce qui est du racisme, la question est abordée avec les Buffalo Soldiers qui y font face. On le voit un peu avec les Indiens mais peu. Je pense que ça tient surtout à la date choisie : 1870, cinq ans après la Guerre de Sécession. On devine aussi plus que ça n’est montré que l’alliance entre le colonel Pyle et les Navajos vient de son dégoût profond pour ce que l’Armée des USA leur a fait, les forçant à la célèbre Longue Marche quelques années auparavant. Je suis parfaitement d’accord sur l’hypocrisie véhiculée par certains westerns de l’époque. Wayne d’ailleurs n’a jamais fait mystère de ses idées sur le sujet et considérait comme tout à fait normal d’avoir massacré les Natives Americans au principe que les Blancs avaient besoin de terres et que les Indiens voulaient tout garder pour eux (ses propres propos). Il est d’ailleurs un peu risible de voir que dans Le Massacre de Fort Apache de Ford, c’est Wayne qui est plus ou moins du côté des Indiens et Henry Fonda qui joue les militaires obtus alors que dans la vraie vie Fonda était plutôt libéral et Wayne de l’autre côté du spectre politique. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle même si je peux aimer certains westerns de Wayne je déteste profondément le bonhomme et je préfère mille fois Gary Cooper, Randolph Scott, Audie Murphy ou Grégory Peck.

  • JB  

    Merci pour cette découverte. Pas plus que les copains, je n’ai lu Heart of Darkness directement, seulement des adaptations. J’ai aperçu plus que vu Apocalypse Now (je sais, « bouh ! »), je connais presque plus l’histoire via la série Eclipso de DC dans les années 90 qui utilisait copieusement ce récit…
    Bref, pas mieux que les collègues : les images sont splendides mais ressemblent davantage, je trouve, à des illustrations d’un texte en prose qu’à une BD.
    Merci pour cette analyse très érudite et cette comparaison avec le texte d’inspiration. A voir, au détour d’un achat !

    • Sébastien Zaaf  

      Hello JB. On est entre la BD et le roman graphique effectivement. C’est vraiment l’effet que voulait l’auteur, comme je le dis plus haut. Il a voulu livrer une oeuvre picturale pour répondre à l’oeuvre littéraire de Conrad. Dans la même série « Signé » au Lombard, je te conseille Sykes et Texas Jack de Dubois et Armand ou le très beau Western de Rosinski et Van Hamme.

  • Tornado  

    Voilà un article qui illustre bien la maxime du blog qui va à la culture tout court…
    C’est très tentant. Je n’ai jamais lu Conrad. Mais je baigne dans APOCALYPSE NOW depuis longtemps. Cette transposition dans le western est une chouette idée et je me dis que ça donnerait un sacré bon film !
    Ma grand-mère m’avait offert un très beau livre, quand j’étais gamin, avec les fameuses peintures dont parle Sébastien. Je reconnais très bien cet état d’esprit dans les scans choisis et ça me motive à découvrir cet album.
    sur John Wayne je constate une fois encore hélas, la grande méconnaissance de l’homme, qui était nettement plus complexe que ce que vous croyez et tellement meilleur que la moyenne en réalité.

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