Postmodern Attitude – 2° partie (Daredevil Yellow)

Les super-héros Marvel 2/4 par Jeph Loeb & Tim Sale: Daredevil

Un article de  : TORNADO

VO : Marvel

VF : Panini

1ère publication le 2/12/15 – MAJ le18/06/22 

L’art du rétro intemporel…

L’art du rétro intemporel…©Marvel Comics

Cet article est le deuxième d’une série de quatre sur les œuvres réalisées par le tandem Jeph Loeb (scénario) et Tim Sale (dessin) autour de l’univers des super-héros Marvel. Ce duo d’auteurs a aussi bien officié chez DC Comics que chez Marvel, pour un certain nombre de mini-séries particulièrement réussies et iconiques, transcendées par un style inimitable.

Cette série d’article est par ailleurs complémentaire de l’article sur l’univers de Batman et sur celui de la mini-série Les Saisons de Superman
Nous avons essayé de démontrer, à propos de Batman, tout l’art de ces deux auteurs parfois injustement critiqués. Nous nous contenterons donc, dans cette anthologie, d’aborder ces mini-séries Marvel sans trop nous attarder sur ce volet… Mais en fait on le fera un peu quand même !
A noter que l’introduction est la même pour chacun des trois articles colorés…

Le sommaire :
1) Wolverine/Gambit – Victimes – 1995
2) Daredevil – Jaune – 2001
3) Spiderman – Bleu 2002
4) Hulk : Gris – 2004
5/ Captain America : White-2016

Toute la mythologie de "Tête à Cornes" en quelques couvertures iconiques préservant toute la magie d’une époque…

Toute la mythologie de « Tête à Cornes » en quelques couvertures iconiques préservant toute la magie d’une époque…©Marvel Comics

Le projet initial des « mini-séries colorées » de Jeph Loeb & Tim sale n’est pas, contrairement à ce que l’on entend souvent, de présenter sous un angle original les origines des plus grands héros du label Marvel (Daredevil, Hulk, Captain America et Spider-Man, en l’occurrence). Il s’agit plutôt d’une relecture de ces aventures dans leurs premières années. Ainsi, les deux auteurs vont se concentrer sur une période mythique de chaque personnage et vont en proposer une version développée, davantage postmoderne que simplement « modernisée ».

La différence entre ces deux notions est importante : Une version modernisée consiste à remettre les choses « au goût du jour », c’est-à-dire « à la mode ». Dans certains cas, cela peut fonctionner et permettre aux nouvelles générations de lecteurs de découvrir ces univers sous un angle qui leur convient (le matériel d’époque ayant extrêmement vieilli du point de vue de la mise en forme, de la narration et des dialogues, il peut vraiment rebuter les lecteurs élevés aux images virtuelles).
Mais ce principe de remise au goût du jour peut également être pernicieux et tomber dans le racolage, via une esthétique orientée manga, des dialogues « branchés » hors-sujet et un changement de valeurs, l’ensemble trahissant le matériau originel que constituent ces histoires (je tenterai peut-être un jour d’aborder le « cas Skottie Young », artiste dont le travail m’insupporte au plus haut point pour cette raison en particulier).

On l’appelle "Tête à cornes" !

On l’appelle « Tête à cornes » !©Marvel Comics

Mettons-nous bien d’accord, il ne s’agit pas d’un principe réactionnaire tendant à prétendre que « c’était mieux avant », mais de rappeler que ce sont des concepts qui ont été créés au début des années 60 pour la plupart (voire des années 40 en ce qui concerne Captain America !), et qu’ils ne supportent pas n’importe quel traitement. L’intégrité de chaque figure est ainsi tributaire d’un univers précis et codifié, qui prend toute son essence dans le contexte de son époque.
Le projet de Jeph Loeb & Tim Sale vise donc un équilibre entre le passé et le présent, entre le classique et le contemporain. Cela s’appelle le postmodernisme, qui consiste à préserver tous les codes propres à l’intégrité de chaque univers défini, en les mêlant aux canons actuels de mise en forme. Ainsi, les histoires de notre duo d’auteurs ont un look à la fois rétro et moderne. On s’imprègne de l’ambiance esthétique de l’époque telle qu’on pouvait par exemple la trouver au cinéma (une iconologie universelle), à travers les films noirs, les films fantastiques et les serials diffusés dans les salles en première partie de soirée (et qui adaptaient presque toujours des comics !). Mais on opte pour une mise en forme actuelle, où l’art du dialogue prévaut, où la voix off se substitue aux bulles de pensées obsolètes, où la narration se développe davantage sur le vocabulaire graphique que sur le texte…

Au final, les auteurs régurgitent plusieurs décennies de références scénaristiques et esthétiques, nourrissant un scénario qui puise sa densité au cœur de ces références…

La classe !

La classe !©Marvel Comics

Daredevil Jaune : A la recherche du temps perdu

Pour les fans de Daredevil, L’Homme sans peur, la célèbre (et controversée !) version des origines du personnage signée Frank Miller et John Romita jr, l’histoire développée dans Daredevil : Jaune en est purement et simplement la suite directe, qui peut se lire immédiatement après (Loeb & Sale nous avaient déjà fait le coup avec Batman : Un long Halloween, se situant au lendemain de Batman Year One, du même Frank Miller !).
Comme ce sera le cas pour Spiderman Bleu et Hulk Gris, il est déjà question d’aborder les relations amoureuses du personnage principal. Ainsi, Matt Murdock se remémore sa rencontre avec Karen Page, l’amour de sa vie, décédée au cours du run de Kevin Smith.
Le récit commence au temps présent, alors que le héros se souvient de son amour perdue, et qu’il décide de lui écrire une lettre fictive…
De manière conceptuelle, les images se déroulant au temps présent sont illustrées en noir et blanc, tandis que seul le justicier apparait en rouge, histoire de montrer la différence avec les images du passé, où il était habillé de jaune (d’où le titre…). Cependant, on revient parfois au noir et blanc lorsque les circonstances dramatiques le justifient, notamment lors de la mort de Battlin’ Jack, le père du héros.
Ces planches sans couleurs (ou presque) sont d’ailleurs l’occasion pour Tim Sale, artiste daltonien, de s’exprimer pleinement en livrant de splendides images en sépia (ce n’est pas assez brun pour être du lavis, comme dans les véritables photographies d’antan !).

La mort de Battlin’Jack en forme de film noir de l’âge d’or Hollywoodien !

La mort de Battlin’Jack en forme de film noir de l’âge d’or Hollywoodien !©Marvel Comics

Le scénario est ponctué de rencontres avec les figures importantes de la mythologie développée (Karen et Foggy, pour l’essentiel), comme de combats de jeunesse (on voit notre héros affronter les assassins de son père, mais également des supervilains comme Electro, le Hibou ou encore l’Homme Pourpre). L’ambiance générale joue à fond la carte de la nostalgie et développe un décor de série noire très rétro. Effet « Madeleine de Proust » garanti pour les adultes ayant lu des histoires de Daredevil lorsqu’ils étaient enfants…

Comme à leur habitude, les deux auteurs multiplient par ailleurs les références visuelles et, au détour d’une planche, un amoureux comme je le suis des films noirs hollywoodiens et des films de boxe de Robert Wise est obligé de noter la ressemblance avec les œuvres en question. Surtout lors des séquences se déroulant dans le milieu de la pègre et de la boxe (sachant que la mort de Battlin’ Jack est, dès le départ, un mélange entre le pitch du Champion de King Vidor, et des deux films de Robert Wise Nous Avons Gagné Ce Soir et Marqué Par la Haine) !
Parallèlement, et vu que le récit semble se dérouler à l’époque des épisodes originaux, au cœur des 60’s, il n’est pas possible de contempler la beauté et l’allure hitchcockienne de la jeune Karen Page sans songer à celle de Grace Kelly, de Kim Novak ou de Tippi Hedren…

En définitive, ce sont tous ces éléments aux airs de « déjà-vu » qui participent au caractère postmoderne du travail de Loeb & Sale. Cette relecture des grandes heures du passé. Cette alchimie entre le sel d’une époque et le traitement de la modernité. Cet équilibre entre le florilège d’une ère révolue et l’art de le compiler sous le vernis de la maturité…

Et si Matt Murdock était Cary Grant ou James Stewart ? Et si Karen Page était Kim Novak ou Grace Kelly ?

Et si Matt Murdock était Cary Grant ou James Stewart ? Et si Karen Page était Kim Novak ou Grace Kelly ?©Marvel Comics

Parmi tous les « récits colorés », Daredevil : Jaune est certainement celui qui réussit le mieux à saisir l’alchimie entre l’univers originel du personnage référencé, l’émotion toute en nuances et l’originalité du traitement.
Par le biais d’un va-et-vient constant entre les pensées de Matt Murdock au temps présent, et les souvenirs du temps passé où l’on assiste à l’amour naissant entre lui et Karen, (le tout sur la même planche dans une alternance de vignettes et de soliloques), c’est une émotion incroyable que parviennent à transmettre les auteurs. Une émotion toute en retenue, brillamment distillée par une narration délicate comme de la soie.

Si vous voulez du vilain old-school…

Si vous voulez du vilain old-school…©Marvel Comics

…Vous allez en avoir !

…Vous allez en avoir !©Marvel Comics

Les puristes des comics originels risquent de tiquer un peu dans la mesure où les auteurs se permettent tout de même diverses modifications de fond, changeant quelque peu l’âge ou l’apparence des personnages, voire même la chronologie des événements. C’est la loi des relectures, et c’était déjà le cas avec les créations de Frank Miller. Pour apprécier Daredevil : Jaune à sa juste valeur, il faut donc être prêt à passer outre ces transformations contextuelles.
Pour autant, le duo préserve un bon nombre d’éléments puisés directement dans l’époque consacrée et parsème le récit d’hommages divers et variés en directions des auteurs originaux, tels que Bill Everett ou Gene Colan (notamment le temps d’un combat ultra-rétro entre DD et Electro !).De la même manière, scénariste et dessinateur n’hésitent pas à préserver les naïvetés inhérentes aux personnages principaux. Avec un culot invraisemblable, et alors qu’il s’agit d’une histoire avant tout destinée aux adultes (la scène de la chaise électrique est quand même bien intense et ne s’adresse nullement aux enfants), ils mettent en scène un Hibou volant dans une séquence proprement improbable ! Et c’est tout à leur honneur de réussir à faire passer la chose en douceur, grâce à une poésie de tous les instants évitant comme par magie de tomber dans le ridicule…

Intensité maximale pour la scène de la chaise électrique…

Intensité maximale pour la scène de la chaise électrique…©Marvel Comics

Parmi tous ces éléments concourant à l’état de grâce de cette mini-série exceptionnelle, notons enfin l’atmosphère mélancolique qui se dégage du récit, sans-cesse contrebalancée par une joie de vivre incroyablement communicative véhiculée par les personnages principaux.
J’ai éprouvé au final une grande tristesse à l’idée de quitter ce trio amoureux composé par Matt, Karen & Foggy, et de retourner à ma vie réelle…
Une fois de plus, c’est bien le sens de l’équilibre d’un duo d’auteurs miraculeux qui aura fait son office en créant, ni plus ni moins que la plus belle histoire jamais créée sur le justicier de Hell’s Kitchen (avis tout à fait personnel et subjectif)…

Avec Tim Sale, certaines (doubles) planches peuvent devenir de véritables illustrations !

Avec Tim Sale, certaines (doubles) planches peuvent devenir de véritables illustrations !©Marvel Comics

Pour terminer, quelques mots sur l’art de Tim Sale : Bien que Daredevil : Jaune se lise assez vite (il y a très peu de vignettes sur chaque planche et nombreuses sont des pleines, voire des double-pages illustrées), il a fallu un bon moment pour que j’arrive à décrocher de la beauté incroyable de certaines images, et j’enrage à l’idée de ne pas avoir la place de toutes vous les montrer.

Bien que son style soit immédiatement reconnaissable, le dessinateur ne s’est pas contenté ici de reproduire le même travail que sur les histoires dédiées à Batman. A maintes reprises, on peut constater une réelle volonté de travailler l’atmosphère d’une mythologie distincte (celle de Daredevil), plus lumineuse, plus naturaliste également. Et l’artiste a réalisé l’ensemble avec un sens du détail inattendu, transformant chaque planche en véritable illustration, préfigurant la collaboration des coloristes par les aquarelles de gris, et multipliant les accessoires, les objets décoratifs, les motifs vestimentaires et les aspérités architecturales. Le temps de quelques « tableaux », Tim Sale gatte également nos mirettes en livrant de magnifiques vues de New York, dans un style à la fois esquissé et foisonnant, très urbain, d’une justesse extrême en termes d’atmosphère et de cohérence plastique.
Un très grand moment de bande-dessinée.

On est héros urbain, ou on l’est pas…

On est héros urbain, ou on l’est pas…©Marvel Comics

Leave a reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *