Suzanne Takes you down (Review : Mauvais Genre)

Mauvais Genre par Chloe Cruchaudet

Chérie, tu me prêtes ton soutif ?

Chérie, tu me prêtes ton soutif ? © Delcourt

Première publication le 18/03/15- Mise à jour le 28/01/17

Par: BRUCE LIT

VF : Delcourt

Mauvais genre est un roman graphique écrit et dessiné par Chloe Cruchaudet publié par Delcourt en 2013. 

Paul et Louise s’aiment, Paul et Louise se marient, mais la Première Guerre mondiale éclate et les sépare. Paul, qui veut à tout prix échapper à l’enfer des tranchées, devient déserteur et retrouve Louise à Paris.

Il est sain et sauf, mais condamné à rester caché dans une chambre d’hôtel. Pour mettre fin à sa clandestinité, Paul imagine alors une solution : changer d’identité. Désormais il se fera appeler Suzanne.

Voilà une histoire aussi excitante qu’originale, basée sur une histoire vraie !  Et Chloé Cruchaudet en a des choses à raconter en 160 pages : l’amour naissant entre Paul et Louise interrompu par la guerre, l’horreur des tranchées illustrée le temps de deux séquences chocs, la désertion de Paul qui ne veut pas y laisser sa peau et enfin sa métamorphose.

La mort a encore tranchée)...

La mort a encore tranché(e)… © Delcourt

Ce que Mauvais Genre illustre brillamment c’est à quel point la vie avec ses exigences et son aspiration au bonheur reprend ses droits une fois les tranchées quittées.  On pourrait croire qu’être en vie dans un lit chaud sans craindre qu’un obus ne lui tombe sur le coin de la tronche suffise à Paul. Mais très vite cette liberté montre ses limites et le rend dingue.

Paul est finalement un prisonnier politique astreint à résidence. Sortir, c’est prendre le risque d’être reconnu et fusillé pour désertion. On se rappelle qu’à cette époque l’armée ne rigolait pas comme en témoigne le sort terrible réservé aux soldats des Sentiers de la gloire de Kubrick. Un jour qu’il n’en peut plus, Paul vole les vêtements de Louise et, travesti en donzelle, arpente enfin libre les rues de Paris.

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Enfin libre ! © Delcourt

Louise va lui apprendre à se comporter comme une femme. Paul va adopter une gestuelle féminine, en imiter la voix, les attitudes et va jusqu’à occuper un poste de couturière. Pendant les 10 années que dure son exil intérieur, Paul va s’abandonner au plaisir d’être autre au point que sa condition masculine lui devient totalement étrangère. Ce changement d’identité va bien évidemment détruire progressivement le couple mignonnet qu’il formait avec Louise.

De ce côté Cruchaudet ne fait aucun effort pour sublimer son héros. Si en début d’album, le lecteur ne peut qu’éprouver de la sympathie pour ce jeune homme perdu sur le champ de bataille, ses agissements une fois libre ne peuvent que choquer le lecteur mâle évolué : non monsieur Paul !  on ne frappe une femme, on ne l’insulte pas, on ne se bourre pas le pif avec son argent dûment gagné !

De très beaux mouvements

De très beaux mouvements © Delcourt

L’appétit de jouissance de Paul le conduit aussi loin que le changement de sexe l’exige : celui-ci va s’adonner à la luxure dans le bois de Boulogne en y entraînant sa femme. Dans ses meilleurs moments on pense bien sûr au Voyage au bout de la nuit de Céline et certains films de Marco Ferrerri. Il est possible aussi de discerner dans les dessins de Cruchaudet  une influence américaine, Paul ayant adopté les expressions de l’actrice Louise Brooks.

D’autre part, le choix du découpage visant à gommer les cases des planches rappelle celui de Will Eisner, en conférant aux personnages une formidable liberté de mouvement. De ce côté, l’album est une réussite totale : tout y est fluide, les expressions corporelles et de visages sont d’une véracité absolue. Et la seule couleur, le rouge, celle de la passion et du sang, amenée à se distinguer des trames de gris n’est pas sans rappeler un certain Frank Miller, disciple auto proclamé de Will Eisner.

Paul en Louise Brooks

Paul en Louise Brooks © Delcourt

Pour autant, quelques défauts agaçants viennent plomber la narration de Mauvais Genre. La brutalité et la maladresse des ellipses. A aucun moment, le lecteur ne dispose d’un indicateur de chronologie. Paul a à peine rencontré Louise qu’il est mobilisé. Quelques pages après sa désertion, on apprend que la guerre est finie. Alors,  il faut accepter que le héros a vécu 10 ans ainsi sans que le dessin ne l’ait fait vieillir de manière significative.  Enfin la plongée dans la folie de Paul paraît aussi tardive qu’artificielle, tout comme la scène au tribunal qui ouvre et clôt le récit et qui n’apporte strictement rien. Un récit que l’ on aurait aimé plus développé et moins survolé au vu de sa richesse thématique. Et ce d’autant plus que certains moments sont fulgurants d’intelligence et de répartie.

Un récit franco-français qui pourra paradoxalement intéresser l’amateur de Super-Héros pour le volet double identité  et l’habillage tout de collant vêtu ! Une belle expérience de lecture qui tient ses promesses la plupart du temps et qui viendra forcément alimenter vos conversations dès qu’il s’agira d’évoquer la part féminine que les hommes gardent en eux. Et qui pourrait donner des idées à certains d’entre nous de fouiner dans les affaires de Madame !

Paul en chair et en robe !

Paul en chair et en robe ! © Delcourt

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More Sexxxy Girls : Finale
L’homme est une femme comme les autres dit-on. Dans Mauvais Genre de Chloé Cruchaudet, un homme se déguise en femme pour échapper à la guerre. Jusqu’à se fondre totalement dans le genre. Dernier article de ces 15 jours consacrés aux femmes.

LA BO du jour :

Cabaret, travesti et funk vulgaire…La reine de la choucroute et du mauvais genre pose la bonne question à Suzanne…

5 comments

  • Tornado  

    Je ne connaissais pas. Ça change d’Iron man !!! (publié hier)
    C’est dingue tout ce que peut produire le monde de la bande dessinée. Alors ce type est devenue… une prostituée ???

  • Bruce  

    Prostitué et proxénète. C’est surtout un type assez peu sympathique.

  • Jyrille  

    Toujours pas lu malgré tout les bons commentaires que cette bd (dont j’adore le titre) a généré. Un jour peut-être, car le dessin m’attire énormément.

  • Présence  

    Très bon choix d’illustrations. J’avais feuilleté cette BD d’un œil distrait à la FNAC, sans me rendre compte de la fluidité de la narration visuelle, en particulier la page de la danse, ou celle dans les bois. L’image avec la partie supérieure de la tête arrachée est saisissante.

    J’ai bien souri au rapprochement avec les superhéros, fallait oser.

    • Bruce lit  

      Il n’est pourtant pas totalement sorti de nulle part. Le Super Héros explore entre autres la dualité de l’identité, les frustrations sexuelles latentes, la double vie, le culte du secret et la peur d’être pris ( et jugé par une société ingrate), tout comme le héros de la BD. Ce sont des thématiques analogues mais développées de manière différente. Mais c’est chouette quand des ponts sont possibles entre cultures et artistes.

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